« Travailler à distance à partir de lieux retranchés de la planète et réaliser un rêve d’enfant »

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Gauthier Toulemonde, 65 ans, a vécu plusieurs vies : diplômé de Sciences Po, il commence une carrière de banquier, passant par la Banque française du commerce extérieur, la Standard Chartered Bank puis la Banque Louis-Dreyfus. En 1995, il devient le directeur général de Timbropresse puis son PDG, un éditeur philatélique qui compte neuf salariés, avant de prendre la rédaction en chef du mensuel Timbres magazine jusqu’en 2020.

Timbre « personnalisé » réalisé pour le raid de Gauthier Toulemonde réalisé au pôle Nord pour « Timbres magazine » en 2005.

En parallèle, il n’a cessé de sillonner le monde :

– Raid en 1997 organisé au Kenya pour les lecteurs de sa revue philatélique ;

Pli souvenir réalisé pour l’expédition à Clipperton,, en 2004-2005.

– séjour avec Jean-Louis Etienne à Clipperton en 2005 ;

Timbre « personnalisé » réalisé par « Timbres magazine » pour la descente du Maroni, en Guyane, par Gauthier Toulemonde en 2006.

– descente du Maroni en Guyane et passage Pôle Nord géographique en 2006 ;

Pli souvenir du « PlanetSolar ».

– étape du raid du PlanetSolar (premier tour du monde en bateau solaire), entre Miami (Etats-Unis) et Cancun (Mexique) en 2011 ;

Pli souvenir du « PlanetSolar », réalisé en 2011.

– « exil » volontaire en 2013 pendant quarante jours, sur une île déserte indonésienne de 700 mètres sur 500, envahie par la jungle, les araignées, les frelons et les varans, à quelques heures de bateau au large de Sumatra ;

– aventure de plusieurs semaines en solitaire sous la tente dans le désert d’Oman en 2017, dans un environnement hostile, de tempêtes de sable, d’écarts de température extrêmes, en compagnie de scorpions et de serpents…

Des expéditions le plus souvent accompagnées de courriers commémoratifs ou de timbres « personnalisés » dont la vente participe à leur financement et à la renommée du magazine, et que l’on peut aujourd’hui trouver à la vente sur les sites spécialisés.

Clipperton

Auteur de Chroniques insulaires (avec Jean-Pierre Guéno, Timbropresse, 2014) et Robinson volontaire (Arthaud, 2015), le dernier ouvrage du membre de la Société des explorateurs français, De l’Ile déserte à la mer de sable (Editions F. Deville), permet à Gauthier Toulemonde de faire le point sur ses voyages immobiles, sur son île indonésienne et dans le Rub al-Khali, « aux confins brûlants du Yémen, de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et d’Oman. Il occupe une superficie équivalente à la France, la Belgique et la Hollande réunies ».

Enfant, l’auteur se promet, dans la maison familiale, s’adressant à un chat blanc qui lui est inconnu, qu’un jour il partira « sur une île déserte avec un chien et toi, si tu le veux bien (…). Ainsi naquit, à l’âge de cinq ans, sous le cerisier du jardin de mes parents, le serment de Patanga », du nom d’une île qu’il s’est inventé posée dans son « océan imaginaire [qui] n’est autre que le gazon qui l’entoure ». Chose faite cinquante ans plus tard !

Dans De l’île déserte à la mer de sable, Gauthier Toulemonde commence par sa participation à l’expédition du médecin et explorateur Jean-Louis Etienne à Clipperton en 2004-2005, qui apparaît comme un voyage « initiatique » en tout point.

Aux scientifiques, il « pose de nombreuses questions sur leur vie professionnelle en autarcie. Mon rêve de gamin semble techniquement possible. Je devrai, pour mon projet, rester en relation avec ma société, car il n’est pas envisageable d’échapper à mes responsabilités durant plusieurs semaines ». Ainsi naît le projet d’une « robinsonnade 2.0 » qui fera la part belle au télétravail, avec l’aide de l’énergie solaire. « Tu crois que j’en serai capable », demande-t-il à Jean-Louis Etienne qui lui répond : « Va au bout de tes rêves, tu trouveras les forces ».

Et déjà l’idée de la solitude, « surtout en milieu hostile. Le principal défi serait probablement celui-là ». Ses échanges avec Jean-Louis Etienne lui permettent de comprendre « que beaucoup de choses se passent dans la tête ». L’explorateur lui parle aussi du chien Lynet qui l’a accompagné sur la banquise à bord du Polar Observer en 2002 : « Un chien, des panneaux solaires pour vivre quatre mois en autarcie sur un glaçon, voilà qui a tout pour me séduire ».

Pour le Prix Nobel de littérature (2000) Gao Xingjian, « la solitude est encore plus une condition nécessaire de la liberté, et la liberté dépend avant tout de la capacité à pouvoir réfléchir librement ; or c’est précisément quand il est seul que l’homme peut commencer réfléchir » (De la création, Seuil, 2013). Voilà qui doit parler à notre explorateur.

Indonésie

L’aspect « postal », enfin. A la tête d’une société de presse qui publie Timbres magazine, il sait que « pour un certain nombre de lecteurs, avoir dans leurs albums un pli de cette île, dédicacé par un explorateur, constitue une pièce intéressante »… Il a donc emporté plus de 900 enveloppes « que Jean-Louis doit dédicacer »«  Des plis dédicacés de Paul-Emile Victor au pôle Sud, explique Gauthier, valent aujourd’hui de petites fortunes. Ce service rendu était payant et le chiffre d’affaires ainsi généré finançait une petite partie de l’expédition de Jean-Louis. »

Pli souvenir du raid de Gauthier Toulemonde sur une île indonésienne en 2013.

C’est ainsi finalement assez naturellement que lui vient l’idée que « grâce aux nouvelles technologies et à l’énergie solaire, on peut travailler à distance à partir de lieux retranchés de la planète (…)… et réaliser un rêve d’enfant ». Il lui reste à trouver une île déserte, un chien et un chat qui l’accompagneront durant quarante jours. C’est ainsi que Gauthier embarque pour l’Indonésie, équipé d’un ordinateur et de panneaux solaires, dûment accompagné, une poule et un coq s’étant joint à la petite troupe, une expérience de télétravail dont rend compte une série d’articles publiés en 2013 sur la chaîne Emploi du site Lemonde.fr.

Gauthier Toulemonde évoque l’île « au trésor » de Rackham le Rouge dans son livre... Bloc-feuillet de 2007 émis par La Poste en 2007. Hergé et Tintin, une source d’inspiration...

L’île apparaît, « sauvage, un rien magnifique ». Son ami l’aventurier suisse Raphaël Domjan qui l’a aidé à s’installer le laisse à sa solitude. La tente, « pour des raisons de sécurité, ne sera pas visible de la mer ». Après le capitaine Haddock, c’est au tour de Robinson Crusoé d’être invoqué, puis Bergson (Les Deux sources de la morale et de la religion) : « Ceux que les circonstances condamnent pour un temps à la solitude, et qui ne trouvent pas en eux-mêmes les ressources de la vie intérieure profonde, savent ce qu’il en coûte de se laisser aller, c’est-à-dire de ne pas se fixer de moi individuel au niveau prescrit par le moi social ». Aussi, pour dîner, il dresse la table et s’habille.

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Gecko, son chien, « devient [son] confident de tous les instants ». Une des deux chattes a disparu, peut-être dévoré par un varan… « L’île prend soudain des allures de Jurassic Park » quand les chauves-souris géantes le survolent.

Il travaille, face à la mer. Le groupe qu’il dirige à distance et les articles qu’il doit rédiger le conduisent à se demander « quelle différence existe entre travailler en France ou sur cette île dont je ne profite pratiquement pas (…). J’ai l’impression de passer à côté de quelque chose : la vraie vie d’insulaire probablement ».

Collector de quatre timbres édité en souvenir de l’expérience de Gauthier Toulemonde en solitaire sur une île indonésienne en 2013.

Gauthier Toulemonde se fait quelques frayeurs, éprouvant les plus grandes difficultés à revenir vers la plage après avoir été surpris par des courants lors d’une plongée ; lors du débarquement sur son île de dangereux braconniers ; face à un varan attiré par la promesse d’un repas facile ; harcelé par des mouches de sable – « mon dos est couvert de centaines de piqûres » – ou d’énormes araignées « capables de sauter »

14 kilos de perdus après son séjour sur une île indonésienne en 2013.

Les jours passent. « Si la solitude me semble préférable à la société, peut-être ai-je gagné en richesse intérieure » s’interroge l’auteur, qui en appelle à Pétrarque (1304-1374) et son « solitaire », « l’homme heureux ».

Il faut envisager de partir. « En démontant ce camp, j’ai l’impression de détruire méthodiquement une partie de ma vie. » Gauthier a perdu 14 kg. De retour en France, il apprendra qu’il a contracté plusieurs maladies tropicales dont il mettra six mois à se débarrasser. Mais s’il a tenu, c’est « grâce à [ses] compagnons qui, autant que [lui], se sont réappropriés une vie en pleine nature ».

Oman

Trois ans plus tard, celui qui « aspire à vivre dans un lieu le plus isolé possible », se dirige vers Oman et le Rub Al-Khali.

Sa tente plantée au milieu des dunes, avec deux ordinateurs et un téléphone satellitaire alimentés par quatre panneaux solaires, Gauthier n’a pour compagnie que Slooki, un lévrier persan confié par le guide Ahmed qui l’a installé – après une méharée à dos de dromadaire épique, c’est déjà toute une aventure –, avant de l’abandonner à son sort pendant quarante jours.

Gauthier Toulemonde en plein désert d’Oman, en solitaire, en 2017, sa chienne Slooki à ses pieds.

Il a en tête un dernier conseil du cinéaste Amer Khatib, qui a choisi avec soin son coin de dune : « Chacun porte son univers dans son cœur. Gauthier, si tu es heureux dans ta tête, alors ton campement sera celui du bonheur. Aie confiance en toi et tout ira bien ».

Une totale autarcie l’attend, vivant sur ses provisions – riz et dattes constituant son ordinaire – et des bidons d’eau. Sur l’île, au moins disposait-il de noix de coco. Slooki lui rend bien service dans ses excursions parfois aventureuses : « Ne connaissant rien au labyrinthe qui m’entoure, je m’en remets à la chienne pour savoir quelle direction prendre ». Ici, pas de frontières. Non sans ironie, il a baptisé une immense dune qui lui fait face du nom d’Everest.

« A la solitude s’ajoute l’isolement d’une vie érémitique. Y suis-je préparé ? (…) Etre occupé rassure et évite de penser. » Gauthier Toulemonde a pour tâches principales de partager son expérience notamment auprès d’enfants, via le site de l’Adphile, une association rattachée à La Poste, ainsi qu’auprès des lecteurs de Timbres magazine et du site Lemonde.fr avec lesquels il partage son expérience de télétravailleur de l’extrême en rédigeant quelques articles. Il n’échappe pas à la comptabilité et aux prévisions de trésorerie de son groupe… Lui tiennent compagnie Homère – « Hélas ! En quelle terre encore ai-je échoué ? » –, Schopenhauer, Kipling, Montaigne, Hergé…

L’aventure de Gauthier vit ses derniers jours : « Partir dans des terres inconnues, s’accorder une pause, se soustraire aux vibrations nocives de notre époque, à la foule, est une échappatoire. Une fuite en quelque sorte, mais n’est-elle pas un art qui peut être pratiqué avec talent ? »

Pour sa part, François Cheng explique (L’un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen, Albin Michel, 2008) que « tout vrai voyage est la transmutation d’un voyage qu’on a déjà fait en soi, un soi qui cherche à se transcender en vue d’un dépassement, d’une réconciliation »… Ou d’une « précieuse harmonie intérieure », sur laquelle conclut Gauthier Toulemonde.

« De l’Ile déserte à la mer de sable. Un aventurier entre chien et chat », de Gauthier Toulemonde. Editions F. Deville, 210 pages, 20 euros.

« De l’Ile déserte à la mer de sable. Un aventurier entre chien et chat », de Gauthier Toulemonde. Editions F. Deville, 210 pages, 20 euros.
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