« The Wall Street Journal » laisse sa « une » blanche en hommage au journaliste

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Evan Gershkovich, le 10 octobre 2023 au tribunal municipal de Moscou.

Pour rappeler à ses lecteurs, et au monde en général, que l’un de ses journalistes est prisonnier en Russie depuis un an, The Wall Street Journal a laissé un grand rectangle vide sur sa « une » datée du vendredi 29 mars. Le titre : « Son article devrait être ici ». Le court texte qui surplombe l’espace blanc : « Une année dans une prison russe. Une année de récits volés, de joies volées, de souvenirs volés. Le crime : le journalisme ». Au-dessus, le nom et le visage dessiné de son correspondant en Russie, Evan Gershkovich.

Il y a un an jour pour jour, le journaliste américain de 32 ans était arrêté par le FSB alors qu’il était en reportage dans l’Oural. Il est alors accusé d’« espionnage », le premier journaliste étranger à l’être en Russie depuis Nicholas Daniloff en 1986, puis incarcéré dans la tristement célèbre prison de Lefortovo, à Moscou. Une accusation, passible de vingt ans de prison, qu’il rejette, tout comme son journal, les Etats-Unis et sa famille.

Celle-ci lui a adressé un message, vendredi, à travers une lettre aux lecteurs publiée dans The Wall Street Journal. « Nous n’avons jamais envisagé qu’une telle situation arrive à notre fils et frère, et encore moins de passer une année entière dans l’incertitude. Mais malgré cette longue bataille, nous restons forts, écrivent-ils. A travers tous les défis de cette période tumultueuse, nous avons vu Evan faire face à cette incertitude, coincé dans cette petite cellule, avec peu de nouvelles du monde, sans sa liberté. Nous l’avons vu faire face la tête haute car il est innocent. Nous continuerons à nous battre pour la liberté d’Evan, quoi qu’il en coûte. »

Aucune preuve de sa culpabilité en un an

Evan Gershkovich est un professionnel reconnu, installé en Russie depuis six ans au moment de son arrestation et parfaitement russophone. Avant de rejoindre The Wall Street Journal en 2022, il était l’un des correspondants de l’Agence France-Presse à Moscou et, avant cela, du journal en langue anglaise Moscow Times, où il avait publié des enquêtes d’une grande qualité durant la pandémie de Covid-19.

Contrairement à beaucoup de journalistes américains, il avait décidé de rester en Russie après l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Ce n’était pas son pays d’origine, mais celui de ses racines, de ses parents, des juifs soviétiques qui avaient fui l’URSS dans les années 1970.

Lors de son arrestation dans la ville d’Iekaterinbourg, il semblait travailler sur des sujets sensibles : l’industrie de l’armement et le groupe paramilitaire Wagner. Les services russes l’ont accusé de tenter « d’obtenir des informations secrètes » à la demande des Etats-Unis. Le Kremlin affirme l’avoir pris « en flagrant délit » d’espionnage. Aucun n’a depuis donné publiquement d’éléments de preuve, la procédure ayant été classée secrète.

La Maison Blanche promet de « travailler sans relâche » pour sa libération

Evan Gershkovich, le 26 mars 2024 au tribunal municipal de Moscou.

Depuis, les audiences s’enchaînent devant le tribunal municipal de Moscou, plus d’une douzaine, avec, régulièrement, des prolongements de sa détention provisoire. La dernière date du 26 mars, lorsqu’un juge a décidé qu’il resterait en prison jusqu’au 30 juin, dans l’attente d’un éventuel procès sans cesse repoussé. Un jour « particulièrement douloureux », a dit l’ambassadrice américaine à Moscou, Lynne Tracy, présente à l’audience, car c’était quelques jours avant le premier anniversaire de son arrestation. « Les accusations contre Evan sont absolument fausses », a-t-elle dit, utilisant le mot de « fiction ».

Interrogé, jeudi, sur le sort du journaliste américain, sur la possibilité d’un procès ou même d’un échange, le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov a répondu qu’il n’avait « pas d’information sur le tribunal, ce n’est pas dans nos prérogatives ». « Quant à un échange, nous avons souligné à plusieurs reprises qu’il existe certains contacts, mais qu’ils doivent être menés dans le silence absolu », a-t-il ajouté.

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Les Etats-Unis accusent le Kremlin d’arrêter des citoyens américains pour de fausses raisons pour les utiliser comme monnaie d’échange contre des Russes emprisonnés à l’étranger. Le président russe, Vladimir Poutine, a évoqué l’idée d’un échange contre Vadim Krasikov, emprisonné à vie en Allemagne pour le meurtre d’un opposant tchétchène à Berlin en 2019

« Nous continuerons à dénoncer les tentatives scandaleuses de la Russie d’utiliser des Américains comme monnaie d’échange et à prendre des sanctions » a dit, vendredi, le président américain, Joe Biden. A l’occasion de l’« anniversaire douloureux » de l’arrestation d’Evan Gershkovich, il a promis de « travailler sans relâche pour obtenir [sa] libération ».

Echecs à distance, Arsenal et cuisine de prison

Plusieurs des journalistes qu’Evan Gershkovich a connus à Moscou et ailleurs ont manifesté, vendredi à Berlin, là aussi pour rappeler à leurs lecteurs, et au plus de personnes possibles, le sort de leur collègue et ami. Celles et ceux qui ont échangé avec lui pendant son année de détention rapportent qu’il passe 23 heures par jour dans sa cellule, à lire des livres en anglais et en russe, à écrire des lettres à des amis et à sa famille. Ces derniers, en échange, le tiennent au courant de ce qu’il se passe en dehors de ses quatre murs.

Le journaliste du Guardian, Pjotr Sauer, le tient par exemple au courant des résultats de l’équipe de football d’Arsenal, son club préféré en Angleterre, qui réalise une de ses meilleures saisons depuis des années. « Il est très heureux de la forme d’Arsenal mais clairement contrarié de ne pas le voir de ses propres yeux », a dit Pjotr Sauer à l’Associated Press. Une récente victoire d’Arsenal, dont il a entendu des bribes en russe à la télévision, lui a remonté le moral. « Le printemps est arrivé en avance et les gars m’ont offert un très joyeux mercredi matin », a-t-il écrit dans un message arrivé jusqu’à sa rédaction du Wall Street Journal.

Avec ses parents, il essaie aussi de ne pas parler uniquement de sa situation, de l’année éprouvante qui s’est lentement écoulée. Il joue aux échecs par courrier avec son père, Mikhail Gershkovich. Et il remercie sa mère, Ella Milman, de l’avoir habitué au gruau russe dans sa jeunesse. Cela l’a préparé « pour le meilleur ou pour le pire à la prison » russe, et à sa cuisine.

Lire aussi la tribune collective des vingt-deux principaux directeurs des médias français : Russie : « Maintenir Evan Gershkovich en détention équivaut à une prise d’otage »

Le Monde avec AP et AFP

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