Derrière les paillettes de la Silicon Valley

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Ces dernières décennies, toutes les innovations dans l’industrie du numérique ramènent à la même zone géographique, la Silicon Valley, étroite bande qui s’étale sur 50 kilomètres de long, au sud de San Francisco, en Californie. Google, Apple, Facebook, ou le nouveau venu, OpenAI, avec son fameux logiciel ChatGPT d’intelligence artificielle, y sont nés et s’y développent. Les transistors, les microprocesseurs, les ordinateurs individuels, Internet et le Web, les smartphones, l’intelligence artificielle ont fleuri dans cette zone dont les « héros » font fantasmer. « Hackeurs », « pionniers », « génies », « visionnaires », les qualificatifs ne manquent pas pour désigner l’élite des entrepreneurs qui ont bouleversé nos vies quotidiennes par leurs produits.

Il fallait bien 500 pages et le regard d’un sociologue pour aller au-delà des mythes véhiculés par cette région. L’objet a tellement de facettes que l’ouvrage d’Olivier Alexandre, La Tech, s’apparente tantôt à un manuel du savoir-vivre dans la Silicon Valley (ponctualité, rendez-vous courts, décontraction plus qu’exubérance…), tantôt à un essai économique sur l’art de financer sa start-up, ou encore à une réflexion politique sur les idéologies qui animent ces habitants (libertarisme, transhumanisme, long-termisme).

Cependant, cela reste un livre de sociologue qui a mouillé sa chemise, pendant sept ans (2015-2022), avec des dizaines d’entretiens, parfois réalisés en marchant, de participation à des événements, souvent rejoints sur un vélo d’occasion, sportif mais pas tape-à-l’œil, pour rester dans l’esprit local. Il a aussi analysé des centaines de discours de l’élite de la Silicon Valley qui aime à se répandre sur ses réseaux sociaux favoris, ou passé au crible les informations économiques des quelque 12 000 entreprises du secteur.

Une région ouverte, mais sélective

Le tout se découpe en trois concepts, l’espace, le travail et l’esprit, avec un fil rouge, ténu mais parlant, celui de la figure du « joueur », à laquelle il compare bon nombre des acteurs rencontrés. Ces derniers passent sans cesse des épreuves (recrutement, auditions d’investisseurs…), évoluent dans un monde changeant (nouvelle percée technique, nouvelles règles, concurrence…), respectent des règles (rendez-vous, comportement, loisirs…) et, évidemment, gagnent et perdent.

L’ensemble est très riche, permettant de dépasser les clichés, avec notamment un beau chapitre sur le festival Burning Man (passage quasi obligé pour qui veut acquérir l’esprit de la Silicon Valley). Le lecteur saisira aussi que « copier » ce modèle est impossible, car sa réussite repose sur des facteurs économiques, culturels, politiques, humains… difficiles à reproduire ailleurs. Il découvrira aussi les nombreux paradoxes et ambivalences qui marquent la région : ouverte, mais sélective et peu inclusive, proclamant vouloir changer le monde, quand en réalité c’est souvent seulement mieux entrer en Bourse, innovante, mais plutôt suiviste de thèmes à la mode… Sans compter que le numérique a aussi des « coûts » sociaux (hausse de l’immobilier), éthiques (protection de la vie privée) ou environnementaux (forte consommation d’énergie et d’eau), qui devraient interroger sur les valeurs de progrès véhiculées dans la vallée enchantée. Mais à chaque « problème », sa « solution » technique, alors le modèle risque de se perpétuer.

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