A Dubaï, les criminels investissent dans la pierre en toute impunité

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Au trente-septième étage du Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, Dzenis Kadric loue au prix fort un appartement haut de gamme avec une vue imprenable sur Dubaï. Le propriétaire ne le sait probablement pas, mais son locataire, un ancien policier bosnien, est membre d’un cartel dont le leader est considéré par les autorités américaines comme « l’un des trafiquants de drogue les plus actifs au monde ». Le narcotrafiquant ne le sait sans doute pas non plus, mais son bailleur est lui aussi visé par la justice.

Candido Nsue Okomo, l’ex-directeur de la société pétrolière nationale de Guinée équatoriale, devenu par la suite ministre des sports, est mis en examen pour détournement de fonds et pour blanchiment par la justice espagnole. Cette situation surprenante est emblématique du Dubaï d’aujourd’hui, où se croisent criminels condamnés, fugitifs, personnalités politiquement exposées et oligarques placés sous sanctions.

Jusqu’au milieu des années 1990, pourtant, la ville de 35 kilomètres carrés n’était que dunes sablonneuses. Il n’a fallu que quelques décennies pour qu’elle se mue en métropole démesurée. Une transformation tous azimuts, portée par la stabilité d’un régime monarchique rigide, une situation géographique au carrefour des continents et la volonté de trouver des relais de croissance au pétrole, qui finira inéluctablement par s’épuiser.

L’émirat établit alors des zones franches à la fiscalité très avantageuse, investit massivement dans des infrastructures ultramodernes et joue pleinement la carte du tourisme. Il instaure des lois qui permettent aux étrangers de détenir facilement de l’immobilier. Ces conditions économiques et fiscales attirent les capitaux du monde entier. Le secteur de la construction suit le mouvement.

Mais derrière les façades rutilantes de la ville se dissimule une réalité moins avouable, dévoilée par une nouvelle fuite de données baptisée « Dubai Unlocked ». Ces informations cadastrales confidentielles détaillent comment l’immobilier émirati sert de refuge à certains des criminels les plus recherchés et les plus insaisissables de la planète, qui profitent de la bienveillance des autorités à l’égard de l’argent sale qui se déverse du monde entier – ou, tout au moins, de leur négligence.

« Dubai Unlocked » est une enquête collaborative construite sur la fuite d’informations concernant des centaines de milliers de propriétés à Dubaï, ainsi que des informations sur leurs propriétaires ou leur utilisation, principalement entre 2020 et 2022. 

Les données ont été obtenues par le Center for Advanced Defense Studies (C4ADS), un think-tank américain sis à Washington, DC., composé d’anciens officiers américains et d’universitaires, qui étudie les crimes et les conflits internationaux. Elles ont ensuite été communiquées au média financier norvégien E24 et au consortium Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP), qui ont coordonné ce projet d’enquête avec 72 médias du monde entier, dont Le Monde.

Les données immobilières au cœur du projet proviennent d’une série de fuites de plus de 100 jeux de données. La majorité des données proviennent du département foncier de Dubaï et d’entreprises de service public émiraties. 

Certains des noms révélés par les fuites mènent directement aux plus hautes sphères du narcotrafic. Un trafiquant marseillais de premier plan s’est ainsi offert, en 2021, pas moins de dix-huit appartements dans deux tours du centre huppé de Dubaï, déboursant plus de 10 millions d’euros en quelques semaines. Ce patrimoine est inconnu de la justice française, qui a récemment condamné l’homme en question à de la prison pour trafic de stupéfiants. L’enquête judiciaire n’a pas permis d’établir l’existence d’actifs immobiliers aux Emirats financés par l’argent de la drogue, malgré de forts soupçons. Les enquêteurs français avaient pourtant sollicité leurs homologues dubaïotes pour obtenir des informations sur le volet financier. En vain.

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