un an après le séisme qui a tué plus de 53 000 personnes, les sinistrés portent en justice leurs larmes et leur colère

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Tuba Erdemoglu, 35 ans, sur les décombres de son immeuble à Kahramanmaras (Turquie), le 18 janvier 2024.

La mort a perdu son odeur, mais elle rôde encore de manière obsédante sur ces champs de ruines un an, jour pour jour, après avoir tout emporté sur son passage. Kahramanmaras, cité travailleuse et conservatrice du Sud profond turc, a été frappée de plein fouet par le gigantesque tremblement de terre du 6 février 2023. Officiellement, 53 537 personnes y ont trouvé la mort, dont près d’un tiers ici même.

Sur les hauteurs du boulevard Vezir-Hoca, qui file tout droit vers le centre-ville, deux immeubles sur trois ont été ravagés par le séisme et ses répliques. Les autres, inhabitables, ont été évacués et vidés, promis à une démolition future. Seuls quelques édifices du quartier sont encore debout, impuissants à consoler l’extrême désolation alentour.

Téléphone à la main, sac en bandoulière, Tuba Erdemoglu retourne les pierres et les éclats de béton du geste lent et précis de ceux qui ont appris d’instinct à survivre. « Il me faut accumuler les preuves », explique-t-elle, d’une voix blanche. Sous ses pieds gisent les restes de l’immeuble Said-Bey, du nom donné lors de sa construction, en 2016, à ces deux édifices joints, plutôt modernes et chics à l’époque, un bloc A et un bloc B, huit étages chacun, neuf si l’on compte l’entresol. Tout ici a été broyé et déblayé dans les mois qui ont suivi la catastrophe pour retrouver les corps : quarante-quatre à ce jour ; quarante-cinq si l’on y ajoute un enfant toujours disparu, pour seulement vingt-cinq survivants.

« L’immeuble s’est effondré en huit secondes »

Tuba Erdemoglu elle-même a creusé et cherché les membres de sa famille durant trois jours et trois nuits, à mains nues. L’immeuble a emporté sa sœur, sa mère, son père et son grand-père. Seule sa grand-mère de 75 ans a survécu. Le canapé du salon sur lequel elle s’était allongée cette nuit-là s’est renversé et lui a servi de calotte protectrice. Elle vit désormais seule dans une des cinquante cités conteneurs de l’agglomération.

« Partout, des bâtiments se sont effondrés, mais pas comme ça, glisse-t-elle. L’immeuble Said-Bey nous a été vendu comme étant le plus sûr et le plus respectueux des normes sismiques, il s’est entièrement effondré sur lui-même en huit secondes. Comme ça, d’un coup, les deux blocs, le temps d’un souffle. Aucun autre immeuble du quartier ne s’est aplati de la sorte. »

Ensemble, avec les rescapés, elle a porté l’affaire en justice. Une action collective de vingt-cinq femmes et hommes de tous âges et de toutes conditions, véritable microcosme d’un pays meurtri. Il y a là un officier de l’armée, un professeur de Coran, un commerçant quinquagénaire, une esthéticienne, tous irrémédiablement marqués, mais dont la plainte a été acceptée par le parquet de la cour pénale de la ville, déclenchant un des tout premiers procès d’envergure de la région ouverts contre des promoteurs de bâtiments sinistrés. L’audience préliminaire, début décembre 2023, a duré près de treize heures. La deuxième, le 19 janvier, à peine un peu moins.

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