« L’Ukraine ne pourra lancer de contre-offensive que lorsque l’armée disposera de troupes fraîches, bien équipées et entraînées »

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Tranchées, « dents de dragon », « hérissons tchèques »… Confrontés aux multiples attaques russes sur plusieurs parties du front, les soldats ukrainiens doivent fortifier leurs lignes de défense. Assiste-t-on à un repli défensif volontaire ou contraint de l’armée ukrainienne, qui dit manquer de renforts et de munitions ? Quel est le moral des troupes après les résultats décevants de la contre-offensive de 2023 décidée par Kiev ?

Emmanuel Grynszpan, journaliste au service International du Monde, vient de rentrer après un séjour de deux semaines en Ukraine. Il a répondu aux questions des internautes dans un tchat mardi 5 mars 2024. Des articles, comme celui sur les lignes de défense des soldats ukrainiens, sont à venir.

Il s’agissait de la neuvième tournée en deux ans du reporter dans la zone. Cette fois-ci, il est passé par Odessa, Kiev, Pokrovsk, Kramatorsk, Sviatohirsk et Dnipro. Il a travaillé principalement sur la construction de lignes de défense après la chute d’Avdiïvka, le 17 février, au profit de la Russie. Il s’est également penché sur la compétition entre les contre-mesures électroniques et les drones et sur le passage du complexe de défense « artisanal » à une véritable industrie de défense (côté ukrainien).

Oli : La débâcle de l’armée ukrainienne n’était-elle pas prévisible ? On pense à ces milliers d’Ukrainiens qui fuient la conscription…

Emmanuel Grynszpan : Depuis deux ans, j’observe un pays dont plusieurs régions ont été ravagées. J’ai rencontré des dizaines de soldats estropiés, des veuves, des orphelins, des cimetières qui s’agrandissent à vue d’œil. Cette boucherie a été désirée et organisée par le pouvoir russe, qui en porte l’entière responsabilité. Les Ukrainiens résistent à une armée numériquement et technologiquement supérieure, qui s’est préparée à l’invasion depuis une décennie au moins.

J’ai une mauvaise nouvelle pour vous, Oli : il n’y a pas de débâcle de l’armée ukrainienne. L’armée russe n’a pas enfoncé les lignes ukrainiennes. Cette dernière se replie lentement, faute d’avoir reçu les obus promis par l’Union européenne et les Etats-Unis. Le rapport de feu ne cesse de se dégrader au profit de l’artillerie russe. Un sur dix environ. Ce n’est pas une fatalité. Si les obus arrivent, l’armée russe cessera probablement de progresser et une contre-offensive sera possible.

Concernant la mobilisation, c’est un grave problème, du fait du retard pris par le pouvoir politique à légiférer et par sa réticence à organiser une mobilisation qui fera probablement baisser la popularité de Volodymyr Zelensky. C’est normal qu’il y ait des milliers de personnes qui soient terrorisées à l’idée d’aller dans les tranchées défendre leur pays. Mais les Ukrainiens restent dans leur grande majorité déterminés à résister. Ils ont vu les exactions commises par l’armée russe dans les territoires occupés. Ils n’ont pas vraiment le choix.

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Alex : Il semblerait que vous ne soyez allé que sur une partie du front, en Ukraine. Comment pouvez-vous nous en proposer une vision objective ?

J’ai visité une partie de la zone la plus chaude du front dans le Donbass. Pour le reste, je m’appuie sur des discussions avec des combattants (officiers ou non), des analystes et des comptes rendus des deux côtés. Il existe aussi des cartes en ligne très détaillées montrant d’un jour à l’autre les évolutions du front. Seuls les états-majors des parties combattantes ont une vision globale de ce qui se déroule.

Serge Lochu : A-t-on une idée des pertes ukrainiennes ? Le président Zelensky a annoncé un chiffre mais est-il (véri) fiable ?

Selon mes sources, le nombre de 31 000 morts donné par le président Volodymyr Zelensky est exact, mais il ne représente que les morts officielles documentées. Il n’existe pas de base de données en accès libre qui permette de le vérifier indépendamment. Un groupe apparemment piloté par le renseignement russe (ualosses.org) a compilé des annonces de décès mais en s’appuyant sur un mélange de sources fiables et non fiables, rendant le chiffre total non pertinent. Une source proche des renseignements militaires m’a dit que les estimations totales sont autour de 60 000 morts. Les 30 000 supplémentaires sont les disparus (selon lui, 90 % sont morts, 10 % sont prisonniers en Russie) ainsi que les milliers de morts non identifiés gisant dans les morgues, faute de tests ADN.

Paul : De nombreux militaires ukrainiens ont exprimé leur souhait de voir leur armée s’éloigner d’un modèle d’organisation « soviétique », pour une organisation plus moderne, souple et laissant une large place à l’initiative sur le terrain (« type OTAN »). Qu’en est-il de cette modernisation organisationnelle de l’armée ukrainienne ?

Le précédent commandant en chef ukrainien, Valeri Zaloujny, a mis en œuvre un fonctionnement encourageant les commandants à prendre des décisions tactiques sans systématiquement en référer au préalable à l’état-major. Mais les changements structurels sont lents. Des erreurs graves ont été commises par certains commandants, notamment durant l’été 2022, entraînant des pertes excessives dans certaines unités.

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J’entends souvent les officiers se plaindre du fait qu’ils soient contraints de passer par l’aide des volontaires pour obtenir en urgence du matériel vital que le ministère de la défense met des semaines à fournir.

Pierre : Peut-on s’attendre à une ligne de défense ukrainienne différente de celle des Russes ou est-ce grosso modo les mêmes tactiques qui sont employées de chaque côté ?

Oui, ce sont les mêmes tactiques, à la différence que les moyens sont très asymétriques. Les Ukrainiens n’ont pas de capacités pour déployer des mines derrière les lignes ennemies. Les Russes ont fait plus vite pour faire appel au génie civil dans la construction de la « ligne Sourovikine » tandis que les Ukrainiens se sont empêtrés dans la bureaucratie. Les sociétés privées ukrainiennes refusent souvent de travailler à moins de 15 kilomètres du front, tandis que, côté russe, on ne leur demande probablement pas leur avis.

Ben : Il semble que la marine russe soit en difficulté. Une destruction du pont de Kertch en Crimée pourrait-elle être un tournant dans cette guerre ?

La Russie a concentré d’énormes moyens autour du pont, mais l’Ukraine a déjà réussi à sérieusement l’endommager. Un succès entraînerait un énorme problème logistique pour la Russie, pour l’approvisionnement civil et militaire, non seulement de la péninsule de Crimée mais aussi du front sud (zones occupées des oblasts de Kherson et de Zaporijia).

L’Ukraine, dont la marine a été quasi anéantie, est parvenue à neutraliser 20 % de la flotte russe et à contraindre le reste à s’éloigner de Sébastopol. La marine russe n’est plus capable d’assurer le blocus maritime en mer Noire (qui étranglait l’économie ukrainienne) ni à tirer des missiles Kalibr contre l’Ukraine. La réduction de la flotte russe continue également quotidiennement.

Moi : Le président Zelensky a annoncé que l’armée ukrainienne aurait désormais plusieurs plans de contre-offensive afin d’éviter les fuites qui auraient fait échouer celles de 2023. Pourquoi communiquer à ce sujet ? Ne serait-il pas mieux d’observer une discrétion absolue en ce qui concerne les choix tactiques futurs ?

Il s’agit certainement pour Zelensky d’une opération de communication pour remotiver l’arrière, à qui il avait promis la lune l’été dernier. Désinformer l’adversaire fait partie de la guerre, si tant est que Moscou soit assez crédule. Il est clair que l’Ukraine ne pourra lancer de contre-offensive que lorsque l’armée disposera de troupes fraîches, bien équipées et entraînées, et de F-16 pour ramollir la défense russe. On en est – semble-t-il – encore assez loin.

TF : Comment voyez-vous se profiler 2024 ?

Plutôt une année douloureuse pour l’Ukraine, qui doit contenir l’offensive russe sans avoir les munitions nécessaires, organiser une mobilisation, tout en continuant à subir les bombardements. Le pays risque aussi de se faire lâcher par les Etats-Unis à l’horizon Trump, voire par une Europe divisée dans la stratégie d’aide.

Mich : Comment les femmes participent-elles à l’effort de guerre en Ukraine ?

On voit désormais dans le pays des affiches de recrutement visant les femmes. L’une d’elles montre un visage féminin faisant face à la gueule d’une orque (symbolisant le soldat russe). Dans l’armée, les femmes sont surtout présentes dans la logistique d’évacuation et de traitement des blessés, les industries cruciales, les levées de fonds et dans les tâches administratives. On voit de plus en plus de combattantes, surtout des pilotes de drones, plus rarement sur la « ligne 0 » dans les tranchées. Des camarades récemment descendus dans une mine de charbon pour un reportage ont vu beaucoup de femmes y travailler, ce qui était auparavant relativement rare.

Songeur : Avez-vous constaté une relève régulière des troupes ukrainiennes sur la ligne de front ?

Il y a une relève entre la ligne de front et les bases arrière (à 15 kilomètres). C’est d’ailleurs devenu la séquence la plus dangereuse à cause des drones-kamikazes fondant sur tout véhicule ou fantassin dans les cinq premiers kilomètres. Par contre, la rotation des soldats mobilisés consiste surtout à leur accorder un mois de repos par an (vers l’arrière) et des formations.

Jo : Comment les Ukrainiens utilisent-ils les chars et blindés occidentaux après la contre-offensive qui n’a pas pu aboutir ?

Les véhicules militaires Bradley américains sont très utilisés par les Ukrainiens. Je n’ai vu ni de chars Leopard allemands, ni d’Abrams américains, mais ils sont sans doute utilisés également. Toutes les armes occidentales en état d’usage sont utilisées, vu que les Ukrainiens n’en ont pas de trop !

Il faut signaler que les blindés occidentaux sont la cible prioritaire des drones Lancet russes, dont la nouvelle version, beaucoup plus puissante, fait des ravages.

Corentin : Il semble, en lisant votre récit, que les combattants ukrainiens sont motivés. Les combattants adverses le sont-ils ?

J’ignore ce qu’il y a dans la tête des Russes, mais certains chiffres parlent. Les combattants russes sont payés autour de 2 000 euros par mois, ce qui est une somme énorme eux. C’est comme si l’on proposait à des chômeurs français d’aller tuer pour 10 000 euros par mois.

Bob : Des nouvelles sur l’utilisation de matériel français ? Les canons Caesar sont-ils toujours appréciés ?

Les canons Caesar sont très réputés auprès des militaires ukrainiens pour leur portée et leur précision. J’ai entendu néanmoins qu’ils avaient besoin d’améliorations pour s’adapter à un conflit de haute intensité.

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