« L’Europe de Jacques Delors était chaleureuse »

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Il m’a toujours appelée « ma petite ». J’avais 31 ans, c’était vingt ans avant #metoo et, venant de lui, c’était plein de tendresse et de bienveillance. Cette mention très privée est la première chose qui me vient à l’esprit au moment de rédiger cet hommage à Jacques Delors, grand maître de l’édifice européen, d’une grandeur et d’une clairvoyance qui nous manquent tant aujourd’hui.

Bien des gens ont travaillé avec et pour Jacques Delors beaucoup plus longtemps que moi. En ce qui me concerne, ce ne fut que trois ans, entre 1996, le moment de l’ouverture du think tank Notre Europe, à Paris, tout juste après son départ de la Commission européenne, et 1998. Mais c’est dans cette courte période que, rétrospectivement, j’ai l’impression d’avoir tout appris sur l’Europe. Une Europe d’un temps qui n’existe plus.

L’Europe de Jacques Delors était chaleureuse. Il aurait aimé le slogan « L’Europe qui protège », qu’on a souvent entendu en mai 2019 avant les dernières élections européennes. Mais il y aurait spontanément associé la protection sociale européenne, qui lui tenait tellement à cœur, et non pas la protection, au sens d’une fermeture, d’une forteresse européenne assiégée.

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L’architecte du marché intérieur, avec l’Acte unique en 1986, et de la monnaie commune, établie par le traité de Maastricht de 1992, fut aussi le concepteur de la Charte sociale européenne de 1989, qui, de ces trois projets, était probablement son « bébé » favori. Or, celui-là est resté mort-né. La Grande-Bretagne ayant refusé sa signature, le texte de la charte est resté au stade de la déclaration d’intention, exprimant beaucoup de bonne volonté mais ne contenant rien de juridiquement contraignant.

« L’Equipe », les syndicats, l’Eglise

A 25 ans, à l’époque, j’étais trop naïve pour saisir l’importance de cet enjeu. Mais plus tard, à Paris, une fois auprès de Jacques Delors, je l’ai souvent entendu déplorer le sort de cette Charte sociale dont nul ne voulait. A ce jour, l’Union européenne dispose bien, depuis 2004, d’un statut de « société européenne », permettant à certaines entreprises d’exercer leurs activités sous une forme juridique unique dans tous les Etats membres, mais pas d’un statut permettant d’organiser la cogestion ou la participation des salariés.

La « société européenne » est donc devenue un costume européen parfait, grâce auquel une entreprise peut se dérober à ses obligations sociales nationales. Marché unique oblige… Je ne sais pas si quelqu’un a été plus attristé de ce constat que Jacques Delors lui-même, à se demander en silence s’il n’aurait pas contribué à livrer les travailleurs européens à un marché unique dépourvu des protections de l’Europe sociale pour laquelle il s’était battu.

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