Le photographe Antoine Lecharny sur les traces de la Shoah par balles

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On a refusé jusqu’au souvenir de leur disparition. Les lieux des massacres sont muets et, là, les vivants vaquent à leurs occupations, ignorant les morts et les fosses communes ensevelis sous le paysage quotidien. Dans la ville de Boutchatch, en Galicie, dans l’ouest de l’Ukraine actuelle, dix mille juifs ont été fusillés ou déportés par l’occupant allemand avec l’aide de ses alliés nationalistes ukrainiens, entre 1941 et 1944. De ce crime, il ne reste rien, pas même un monument, une stèle, ou une plaque.

Celui qui cherche bien peut éventuellement trouver une pierre gravée, levée parmi les ronces. La colline où des milliers de personnes ont été emmenées, regroupées, abattues et précipitées sous terre n’est qu’une friche ordinaire. On ne se souvient ni du ghetto ni des coins de rue où des habitants ont été exécutés sommairement. La ville contemporaine ne veut rien savoir. Le photographe français Antoine Lecharny, né en 1995, y a photographié l’oubli.

Après la première guerre mondiale, Boutchatch passe, avec le reste de la Galicie, de l’Autriche-­Hongrie à la Pologne puis à l’Ukraine, au fil de batailles couplées de pogroms. L’URSS l’annexe en 1939 et, après l’invasion de l’Union soviétique par le IIIe Reich, les plans génocidaires de l’occupant s’ajoutent à un entrelacs existant de haines et à des décennies de violence. L’histoire de la ville fait écho à celle d’un territoire plus vaste, qui s’étend de la Baltique à la mer Noire, et que l’historien américain Timothy Snyder a baptisé les Terres de sang, titre de son ouvrage majeur (Gallimard, 2012). S’y mêle la géographie des meurtres de masse pratiqués par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique dans les zones qu’elles ont dominées et sur lesquelles elles se sont succédé.

Points aveugles dans la mémoire de la population

Des pays Baltes à l’Ukraine en passant par la Biélorussie et la Pologne, deux millions de juifs ont été tués par balles par des unités spéciales de la Waffen-SS et des collaborateurs locaux. Ces fusillades de masse sont, avec les ghettos, les camps de concentration et les centres d’extermination, l’un des instruments du génocide des juifs d’Europe.

Les lieux, en bordure des villes, dans les forêts, où les exécutions se sont déroulées, forment un archipel de sites qui sont aujourd’hui autant de points aveugles dans la mémoire de la population. Les régimes communistes d’après guerre ne reconnaissaient pas la singularité du génocide des juifs. Les Etats qui leur ont succédé ont refusé de reconnaître l’histoire des collaborations locales avec l’Allemagne nazie. Les lieux des massacres ont ainsi sombré dans l’oubli.

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