le Maroc se lance dans la course au marché européen

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Dans une ferme du village d’Azila, dans la région de Ketama, au Maroc, en septembre 2022.

Pour la première fois, le Maroc a exporté du cannabis produit légalement sur son sol. Vendu entre 1 400 et 1 800 euros le kilo, un quintal de résine à teneur en THC inférieure à 1 % (la molécule à l’origine des effets psychotropes) a pris, au second trimestre, le chemin de la Suisse. Les montants sont symboliques, mais l’engouement suscité par cette exportation, qui a été abondamment commentée dans la presse locale, illustre toutes les attentes que ce nouveau segment nourrit auprès des acteurs privés marocains.

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Car, depuis sa promulgation en 2021, la loi sur l’usage licite du cannabis « à des fins médicales, pharmaceutiques et industrielles » donne des ailes aux investisseurs. On dénombre près de 200 opérateurs actifs. Elle fait du Maroc un nouvel entrant sur un marché mondial dont la valeur, pour le seul volet thérapeutique, devrait dépasser les 50 milliards de dollars (46,2 milliards d’euros) en 2028, selon le fonds d’investissement américain Insight Partners.

La Fédération marocaine de l’industrie et de l’innovation pharmaceutiques (FMIIP) parie ainsi sur « un flux de revenus annuel de 4,2 à 6,3 milliards de dirhams » (environ 400 à 600 millions d’euros) d’ici à quatre ans. A condition que le Maroc atteigne « une part de marché européenne de 10 % à 15 % », déclarait en mai son président, qui table sur l’appel d’air provoqué par la vague de légalisations dans l’Union européenne (UE), où le cannabis médical est autorisé dans 21 des 27 pays membres.

Barrières réglementaires

Sur les rangs, le laboratoire pharmaceutique Sothema, qui a réalisé en 2023 un chiffre d’affaires de 230 millions d’euros, indique avoir développé une quinzaine de médicaments à base de cannabis à haute teneur en THC. Pour « traiter des pathologies douloureuses telles que les cancers, la sclérose en plaques ou l’épilepsie », détaille Khalid El-Attaoui. Le directeur de la filiale Axess Pharma, spécialisée dans les traitements anticancéreux, prévoit leur commercialisation d’ici à 2025.

Dans son viseur, les marchés marocain et européen, principalement l’Allemagne, le Danemark, la Suisse, l’Italie et la France, qui a récemment autorisé le cannabis médical à titre expérimental. Reste à lever les barrières réglementaires, très contraignantes dès lors qu’il s’agit de psychotropes. Mais Khalid El-Attaoui est confiant et met en avant « de bonnes pratiques agricoles, sans pesticides ni métaux lourds, et des procédés de fabrication reconnus, car nous exportons déjà des médicaments sans cannabis ».

La France n’est pas qu’une cible à l’export. Des entreprises de l’Hexagone participent au Maroc à des groupements d’intérêt, dont la coopérative marocaine Bio Cannat, qui a transformé une partie du cannabis exporté vers la Suisse. Son directeur, Aziz Makhlouf, ne souhaite pas communiquer l’identité des sociétés qui s’y sont regroupées, ni ses revenus, « confidentiels », mais assure que 80 % proviennent du marché local.

Bio Cannat précise avoir fait enregistrer une dizaine de produits avec le concours de laboratoires marocains, et souligne qu’une trentaine supplémentaire le sera prochainement. Essentiellement des compléments alimentaires et des cosmétiques à base de cannabidiol (CBD) sans THC, pour remédier à diverses pathologies, dont le stress, la maladie de Parkinson et des affections de la peau. Une partie est commercialisée depuis le 1er juin dans les pharmacies du Maroc.

« Or vert »

A Rabat, l’optimisme est de rigueur à l’Agence nationale de réglementation des activités relatives au cannabis (ANRAC). « Avec le cannabis, nous pouvons réaliser ce qui a été fait avec l’automobile », qui est devenue en quinze ans le premier secteur exportateur du Maroc, avance-t-on à l’établissement public. Son directeur, Mohammed El-Gerrouj, revient tout juste de Londres, où il a visité, fin juin, le salon Cannabis Europa, après s’être rendu aux Pays-Bas, au Portugal et en République tchèque, trois pays qui ont autorisé le cannabis médical.

Documents à l’appui, l’ANRAC liste les innombrables secteurs qui pourront faire usage du cannabis marocain, que les journaux qualifient ici d’« or vert » : médecine, mais aussi aéronautique, agroalimentaire, construction, hygiène, papier, plastique, textile… Des marchés de niche seraient déjà investis par des opérateurs, à l’instar des traitements au CBD pour les chevaux ou les animaux domestiques. Une activité dont les revenus mondiaux ont été multipliés par 700 ces deux dernières années, souligne l’ANRAC.

Au cœur de la loi, la reconversion des cultures illicites en activités légales semble fonctionner. Les surfaces autorisées grandissent : moins de 300 hectares (ha) en 2023 contre quelque 3 000 ha cette année, répartis entre Al-Hoceima, Chefchaouen et Taounate, trois provinces de la région du Rif, au nord, où l’économie du cannabis est ancienne. Le nombre des agriculteurs agréés augmente lui aussi, frôlant désormais les 3 300, soit sept fois plus qu’il y a un an. Leur intérêt est réel, fait savoir l’ANRAC, qui chiffre « entre 10 et 20 dirhams » (entre 0,93 euro et 1,87 euro) le prix payé au producteur pour un kilo de cannabis vert illicite, contre « 75 dirhams » pour le cannabis autorisé, dont les tarifs font l’objet de conventions.

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Sortir de l’illégalité est cependant sévèrement conditionné et les cultivateurs qui ont franchi le pas ne représentent encore qu’une infime portion des 400 000 personnes qui vivent, officiellement, du trafic. Il concernait en 2019 plus de 55 000 ha de terres, selon les estimations. Les Nations unies rapportent que 23 000 tonnes (t) d’herbe et 800 t de résine ont été produites au Maroc en 2021, faisant du royaume chérifien l’un des principaux pays fournisseurs de cannabis dans le monde.

« Patrimoine national »

En comparaison, la première récolte de cannabis légal n’a fourni en 2023 que 296 t. Toutes les semences – plus de 2 millions de graines – ont été importées d’Europe, mais les semis ont eu lieu en juin et en juillet, à une période où le Maroc a connu des vagues de chaleur extrême, réduisant les taux de germination et de levée des plants. L’ANRAC évoque « une perte de 20 % liée aux fortes températures », entre 47 °C et 49 °C, qui ont coïncidé avec la floraison du cannabis. Si certains agriculteurs ont réalisé un rendement de 6 t/ha, la moyenne s’est située autour de 18 quintaux.

La compétitivité du Maroc, dans un marché fortement concurrentiel, est aussi en jeu. « Nos coûts de production sont plus élevés qu’en Europe, parce que la filière se met en place et qu’il y a eu beaucoup de pertes l’an passé », observe Aziz Makhlouf, le directeur de la coopérative Bio Cannat. La spécificité des cultures marocaines, qui sont toutes de plein air, accroît leur dépendance aux conditions climatiques, quand les productions européennes se font majoritairement sous serre.

L’ANRAC milite ainsi pour ne plus utiliser de semences importées, qui ne se cultivent qu’en système irrigué, et plaide pour valoriser « un patrimoine national » : la « beldiya », une variété précoce de cannabis local, moins consommatrice d’eau, dont les semis démarrent en février. Mais la plante n’ayant jamais été certifiée, sa production dans un cadre légal était jusque-là impossible. L’agence y travaille, en collaboration avec l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) du Maroc. Avec pour objectif de mettre la « beldiya » à disposition des cultivateurs dès 2025.

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