« La valorisation actuelle de l’animisme rejoue le mythe du bon sauvage »

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« Vers une anthropologie métaphysique » : si la couverture d’Au bord des mondes (Vues de l’esprit, 2023) a de quoi intimider, il ne faut pas se laisser impressionner par son sous-titre. Le programme que propose le philosophe Mohamed Amer Meziane est beaucoup plus concret qu’il ne laisse paraître.

Après avoir relié l’histoire écologique et raciale de la modernité à la sécularisation dans Des empires sous la terre (La Découverte, 2021), ce maître de conférences à la Brown University (Etats-Unis) formule ici une critique essentielle de l’anthropologie, actuellement dominante, engagée par Philippe Descola et Bruno Latour (1947-2022). En questionnant la notion d’« ontologie » (littéralement,  la « science de l’être ») au cœur de ce courant, il invite à franchir un nouveau pas décisif dans la déconstruction de l’eurocentrisme de cette science sociale née en contexte colonial.

Votre livre critique l’anthropologie dominante en questionnant son regard sur les réalités spirituelles des peuples qu’elle étudie. Quels courants ciblez-vous précisément ?

Mohamed Amer Meziane : Dans ce livre, j’analyse l’anthropologie en tant que philosophe. Depuis cette perspective, je questionne deux courants aujourd’hui centraux. Le premier, appelé « tournant ontologique de l’anthropologie », est impulsé et représenté en France par des figures comme Bruno Latour et Philippe Descola.

Si ce courant est pluriel, sa diffusion conduit à une valorisation floue de l’animisme, appréhendé comme une sorte d’antithèse à une modernité qui aurait désenchanté le monde. Ce discours, qui nourrit de nombreuses pensées écologistes, repose sur la mise en avant des manières de vivre de peuples autochtones – souvent amazoniens – présentés comme des contre-modèles à notre rapport au monde fondé sur l’extractivisme.

Mon livre s’insère aussi dans un autre débat, moins connu en France et davantage présent dans le monde anglophone, ouvert par les travaux de l’anthropologue Talal Asad. Ses disciples directs tels que Saba Mahmood ou d’autres, comme Tanya Luhrmann, ont tendance à réduire la culture et la religion à des techniques du corps, sans nécessairement prendre au sérieux les réalités invisibles – ce que je nomme le « métaphysique » – dont témoignent les formes de vie qu’ils étudient.

Ces deux courants en anthropologie s’ignorent, mais ils ont en commun de ne pas tenir un discours sur l’ensemble des réalités métaphysiques dont témoignent les autochtones ou les fidèles. Or, si l’on veut parler avec ces derniers et pas seulement les prendre pour objet, il sera nécessaire de faire de la métaphysique et pas seulement de l’anthropologie. Je soutiens donc qu’une pratique renouvelée de la philosophie, au contact des sciences humaines et du terrain, peut contribuer à faire ce pas.

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