Ce texte inédit, que Thomas Meyer, spécialiste de Hannah Arendt, a découvert en 2022, date du printemps 1944. A ce moment-là, la philosophe n’a pas encore tourné la page du sionisme – ce sera le cas au mois d’octobre suivant. Elle place ses espoirs en la fondation non d’un Etat juif, mais d’un foyer national juif.
La seconde guerre mondiale n’a pas encore trouvé son issue et Arendt, même si elle sait un certain nombre de choses sur les persécutions visant les juifs européens, ne découvrira, comme la plupart, la réalité exterminatrice de la Shoah que l’année suivante.
Au début de cette année 1944, le Congrès américain a débattu d’une résolution favorable aux aspirations du peuple juif mais ne l’a finalement pas adoptée. Ces atermoiements inquiètent Arendt qui y voit des manœuvres dilatoires, le symptôme d’une realpolitik plus soucieuse d’exploitation pétrolière que de venir en aide à un peuple martyrisé.
Si cet inédit est plus qu’un simple document historique, c’est non seulement parce qu’on y retrouve quelques grands motifs de la pensée politique d’Arendt, un geste de pensée caractéristique, mais aussi parce qu’il entre en forte et troublante résonance avec notre présent. La critique du prétendu pragmatisme de la realpolitik et la profession de foi en la tradition humanitaire de la République américaine se doublent ici d’une mise en garde d’une rare prescience concernant le Proche-Orient et même l’ensemble de l’espace méditerranéen qui, écrit-elle, « courent le risque de devenir le baril de poudre à venir du monde ».
PAR HANNAH ARENDT
L’ajournement de la résolution Wagner-Taft (1) a porté un coup dur aux aspirations du peuple juif et, au-delà, elle a inquiété profondément tous les citoyens américains qui sont attachés à la liberté et à la sécurité des petites nations. Certes, personne ne se serait attendu à ce que l’adoption d’une résolution apporte une solution aux très délicats problèmes de la Palestine ou vienne quelque peu infléchir la politique particulièrement entêtée du Colonial Office britannique (2). Mais son adoption aurait témoigné sans aucune ambiguïté de la puissance de cette institution représentative du peuple américain qu’est le Congrès, de sa capacité à montrer constamment le chemin, quant aux enjeux fondamentaux, aux experts en matière de politique étrangère qui, par nature, tiennent moins compte de la volonté du peuple que d’intérêts géopolitiques, et qui sont donc enclins à adopter un comportement opportuniste au gré des circonstances. Il est sans aucun doute de leur devoir de se préoccuper de la production pétrolière en Arabie saoudite (3) et, naturellement, ils en viendront donc vite à considérer comme une entrave, une gêne, la volonté des cinq millions d’Américains d’ascendance juive de venir en aide à leurs coreligionnaires européens, une volonté qui a en outre la sympathie active de leurs concitoyens. D’un autre côté, c’est indubitablement la mission du Congrès que de traduire dans les faits, y compris en matière de politique étrangère, la volonté du peuple américain. Parvenir à concilier les visées des experts et la volonté politique du peuple, telle est la tâche permanente de la politique étrangère américaine. La déclaration récente de Cornell Hull (4), qui a promis d’accorder au Congrès une voix quant aux décisions du département d’Etat (5), s’inscrit dans la meilleure tradition de la République américaine.
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