« Je comprends que, pour les Français, la simple pensée que leurs enfants aillent à la guerre est insupportable »

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Paris, le 21 mars 2024

Chers lecteurs,

Ma vie a changé depuis la dernière lettre : un enfant, un déménagement, la course entre les tétées, les couches et les nuits blanches. Cela fait un mois que je suis devenue la maman d’un petit Ukrainien franco-kabyle. Je lui parle tout le temps en ukrainien, je me demande dans combien de temps il pourra me répondre dans notre langue. Depuis son arrivée, je pense souvent à ma propre enfance.

Je suis née en 1987, en Union soviétique, donc. Le baptême dans une église, à la naissance d’un enfant, était un rite très courant en Ukraine, chez les croyants mais aussi chez les non-croyants. C’était une façon de se battre contre le système. L’URSS était athée, toute manifestation religieuse était interdite. Mes parents m’ont fait baptiser en cachette dans une petite église de Podillia, la région dont ma famille paternelle est originaire. Désormais, on est libres de faire ce que l’on veut, mais cette tradition est restée très importante dans l’identité ukrainienne.

Je ne sais pas si je vais faire baptiser mon fils, mais je lui transmettrai ses racines, son « ukrainité ». C’est très important qu’il connaisse mon pays et qu’il ait conscience de ses origines. On vit dans un monde tellement incertain que les seules choses dont on peut être sûrs, ce sont notre famille et nos racines. Le petit va aussi avoir la nationalité ukrainienne : nous allons bientôt aller au consulat.

Après l’accouchement, ma mère a passé trois semaines chez nous. Elle est repartie à Kyiv [Kiev, en ukrainien]. Je l’ai trouvée si fatiguée par la guerre. Je sais que Sasha aussi se sent épuisée. Mon cœur se serre quand je pense aux allers-retours si longs et épuisants. Je n’ai qu’une envie : être auprès des miens. Je me sens seule.

J’ai rencontré une copine ukrainienne installée à Londres depuis des années. Elle m’a parlé d’un ami à elle originaire de Marioupol. Il y vit toujours. Ça m’a interpellée : vivre à Marioupol, la ville martyrisée et occupée par les rachistes [contraction de « russes » et de « fascistes »] ? J’ai contacté cet homme. Il ne peut bien sûr pas dire son nom et ne veut surtout pas être reconnu, mais voilà ce qu’il m’a raconté : au début de la Grande Guerre, il s’est caché avec un voisin dans son appartement. En mars 2022, alors qu’ils étaient un petit groupe réuni dehors autour d’un feu pour se préparer un repas – la ville n’avait alors plus d’électricité –, il y a eu un raid aérien et il a été gravement blessé. Les cinq autres ont survécu. Ils ont eu de la chance. Lors de ces attaques, beaucoup d’habitants de Marioupol sont morts et ont été enterrés à la va-vite près des maisons ou dans les cours.

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