Il ne s’agit que de quelques lignes dans un texte de quatre pages, mais ce sont elles qui ont retenu l’attention. Dans un message adressé au Parlement le 17 janvier, le roi Mohammed VI a pointé « la nécessité de moraliser la vie parlementaire » au Maroc et appelé à « l’adoption d’un code de déontologie qui soit juridiquement contraignant pour les deux chambres de l’institution législative ».
L’annonce intervient alors qu’une vague d’affaires judiciaires frappe des élus de tous bords. Depuis les législatives de 2021, une vingtaine de parlementaires sont poursuivis par la justice, six sont sous les verrous et deux ont été destitués par la Cour constitutionnelle – sans compter les dizaines de présidents et vice-présidents de communes révoqués par le ministère de l’intérieur. Et la liste n’est apparemment pas close. La saisie, sur ordre d’un juge d’instruction, des biens et avoirs du président du conseil communal de Ksar El-Kebir est la dernière sanction prise par la justice à l’encontre d’une figure politique.
Révélée en décembre, l’implication présumée dans un trafic international de drogue d’Abdenbi Bioui, président de la région de l’Oriental, et du député Saïd Naciri, patron du Wydad Casablanca (le principal club de football du pays) et président du conseil préfectoral de Casablanca, a marqué le point d’orgue de cette séquence judiciaire. Les accusations visant ces deux élus alimentent un feuilleton médiatique nourri par les révélations quasi quotidiennes des procès-verbaux de la police.
Si la multiplication des affaires fait débat – y en a-t-il plus qu’avant ? –, la simultanéité de leur révélation a ranimé une expression lourde de symboles : les mots « campagne d’assainissement » sont dans toutes les bouches. La formule fait écho aux « opérations » menées en son temps par Hassan II pour en finir, officiellement, avec la corruption. Le souverain s’y essaya en 1971, après le coup d’Etat raté de Skhirat, en partie pour contenter son armée ; puis en 1996, convaincu que le royaume faisait les frais de l’économie informelle. Plusieurs centaines de personnes – des élus, mais surtout des hauts fonctionnaires et des patrons – furent arrêtées, avant qu’une grâce royale ne libère tout le monde ou presque.
Encadrer les conflits d’intérêts
Si son père avait cherché à moraliser le capitalisme en emprisonnant pour l’exemple – ce qui provoqua la terreur des milieux d’affaires –, Mohammed VI, lui, semble vouloir moraliser la politique à pas feutrés, comme si la balle se trouvait à présent dans le camp du Parlement. Rien cependant n’a encore filtré sur le contenu du code de déontologie, d’autant que la Chambre des représentants, comme celle des conseillers, obéit déjà à un règlement intérieur.
« Son contenu porte uniquement sur des principes généraux d’éthique, de transparence et d’indépendance. L’enjeu est de s’outiller pour que ces principes soient appliqués à la lettre », souligne le député Abdelmajid Fassi Fihri, membre de l’Istiqlal, l’un des trois partis au gouvernement. Le parlementaire, élu de la ville de Fès, envisage déjà l’encadrement du conflit d’intérêts comme l’un des enjeux majeurs du texte : « Il faut mettre un terme à une situation où des élus défendent en commission des mesures qui vont dans le sens de leurs intérêts. »
Mais alors, que mettre dans ce code ? Selon quel calendrier ? Le message de Mohammed VI est sujet à toutes les interprétations. La classe politique interprète l’annonce du souverain comme le signe qu’un changement doit advenir, et vite. Lundi 29 janvier, une première réunion de travail est prévue entre les présidents de groupe à la Chambre des représentants. C’est « la grande priorité du Parlement », confie Driss Sentissi, le chef de file des députés du Mouvement populaire. « Il nous faut parvenir à un texte rapidement », préconise Nabil Benabdallah, le secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme, qui souhaite que le code soit en place « bien avant » les législatives de 2026.
La pression est forte. Alimenté par l’actualité judiciaire, le climat de défiance qui entoure les élus transparaît jusque dans la presse, dont les éditoriaux au vitriol dénoncent leur « faillite morale ». Saisis par la crainte du « tous pourris », ces derniers insistent : attention à ne pas mélanger les brebis galeuses avec le reste du troupeau. Et rappellent que depuis 2011, leur immunité ne s’applique plus en cas de procédure judiciaire. « La majorité des députés sont honnêtes et font le job », assure Abdelmajid Fassi Fihri.
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Hélas, ces déclarations sont battues en brèche par les classements. En 2022, l’indice de perception de la corruption établi par l’ONG Transparency International chiffrait à 38 sur 100 la note du Maroc, en recul de cinq points depuis 2018. Certes, les élus ne portent pas tout le poids de la prévarication – moins de 1 % des députés ont été poursuivis ou condamnés –, mais le sentiment d’une élite politique corrompue est partout. Dans son dernier rapport annuel, l’Instance nationale de la probité, de la prévention et de la lutte contre la corruption (INPPLC) observait que « le secteur de la santé reste le plus touché par la corruption, suivi par les partis politiques, le gouvernement et le Parlement », selon les citoyens marocains.
Un arsenal législatif jugé insuffisant
Pourtant, l’exécutif a montré ces dernières années un activisme certain en matière de transparence. Mais l’arsenal législatif est jugé insuffisant par une partie de la société civile. Le droit d’accès à l’information ? Trop limité. La loi sur les lanceurs d’alerte qui dénoncent des faits de corruption ? Elle ne protège ni les fonctionnaires ni les salariés du privé. Le projet de loi sur la criminalisation de l’enrichissement illicite ? Toujours dans les cartons. Quant à la stratégie nationale de lutte contre la corruption lancée en 2016, « la commission chargée de son suivi et de son évaluation ne s’est réunie que deux fois en sept ans », regrette Ahmed Bernoussi, le secrétaire général adjoint de Transparency Maroc.
De l’avis des observateurs, l’imbrication entre les affaires et la politique représente la partie immergée de l’iceberg de la corruption. « C’est lié à la manière dont s’organise le processus électoral au Maroc, explique le docteur en géographie David Goeury, auteur de nombreuses analyses sur le champ politique marocain. Les partis de militants, dont les membres mènent campagne bénévolement, sont de moins en moins nombreux. Par conséquent, la majorité des partis préfèrent s’appuyer sur des notables, qui présentent un triple avantage : ils sont connus localement, ils ont des relais et, surtout, des ressources financières. Une campagne peut coûter très cher et certains notables n’hésitent pas à avoir recours à l’achat de voix. »
Ces alliances entre partis et notables ont culminé en milieu rural en 2021, en raison de la pandémie de Covid-19, qui a fragilisé les populations, et de l’organisation simultanée des élections législatives, régionales et communales. « Les citoyens ont été noyés dans l’argent », affirme Nabil Benabdallah, qui plaide pour que le code de déontologie soit accompagné de réformes d’ampleur, au premier rang desquelles le renforcement du contrôle des dépenses électorales. D’autres personnalités politiques voient dans le texte voulu par le roi une « orientation » à mieux encadrer le choix des candidats aux élections, surtout quand il s’agit de chefs d’entreprise.
En creux rejaillit le principal défi de la classe politique : faire revenir aux urnes les Marocains des grandes villes. Car si les affaires judiciaires choquent, elles n’expliquent pas à elles seules la désaffection grandissante des électeurs dans les principales agglomérations, « là où les liens entre partis et notables sont pourtant les moins exacerbés », relève David Goeury. Selon le centre de recherche Tafra, le nombre des suffrages valides à Casablanca, Fès et Rabat a chuté « de près de 30 % » entre les élections législatives de 2016 et de 2021.
Pour les parlementaires marocains, le futur code de déontologie sonne avant tout comme un avertissement. Confrontés à un taux de chômage historiquement haut et à une école publique en crise, les citoyens des zones urbaines veulent des réponses urgentes. Au risque de se tourner encore, dans trois ans, vers le premier parti du Maroc : celui de l’abstention.