A Djerba, en Tunisie, le pèlerinage juif de La Ghriba à l’heure de la guerre Israël-Hamas

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Dans l’enceinte de la synagogue de La Ghriba, sur l’île de Djerba, dans le sud de la Tunisie, lors du grand pèlerinage, le 8 mai 2023.

Un étrange calme règne à Djerba. A la veille du pèlerinage juif de La Ghriba, l’heure est habituellement à la fête et à la joie sur l’île. Mais l’édition 2024, du vendredi 24 au dimanche 26 mai, est organisée dans la discrétion. A cause du « contexte international » lié à la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza depuis le 7 octobre 2023, l’ensemble des festivités a été annulé et seuls les « rituels religieux à l’intérieur de la synagogue sont maintenus », ont annoncé les organisateurs dans un communiqué.

« Avec la guerre, il est très difficile de célébrer quoi que ce soit, justifie René Trabelsi, ancien ministre tunisien du tourisme et co-organisateur du pèlerinage, joint par Le MondeC’est une décision sage que nous avons prise en accord avec les autorités qui nous ont appuyés dans notre démarche. »

Le pèlerinage, événement majeur du judaïsme tunisien, accueille d’ordinaire, chaque année, des milliers de fidèles venus de l’étranger pour visiter la synagogue de l’île, la plus ancienne du continent africain construite, selon le récit, par des juifs fuyant la destruction du temple de Salomon (en 586 avant J.-C.). Traditionnellement, l’événement s’accompagne de musique, de chants, d’une procession et de célébrations autour des grillades et autres spécialités du patrimoine culinaire judéo-tunisien. Mais pas cette année. « La synagogue de La Ghriba reste ouverte, comme d’habitude », précise M. Trabelsi, mais « seulement pour venir prier, allumer des bougies ».

« Nous avons évité un abattoir »

L’ombre de la guerre à Gaza n’est pas la seule à planer sur l’île. Les membres de la communauté juive tunisienne et ceux venus de l’étranger restent profondément marqués par l’attaque de la synagogue, perpétrée par un agent de la garde nationale (gendarmerie), lors de la clôture du pèlerinage en 2023. Elle avait fait cinq morts : trois agents des forces de l’ordre et deux pèlerins, en plus de l’assaillant. « Ce qui s’est passé l’année dernière est encore dans toutes nos têtes. Nous n’avons pas encore guéri de cette blessure, assure Daniel Cohen, le rabbin de la synagogue de La Goulette. Ce n’est que grâce à Dieu et aux policiers que nous avons évité un abattoir. »

« Nous avons encore peur », ajoute-t-il, précisant qu’il ne se rendra pas à Djerba cette année, assurant toutefois se sentir « protégé par les autorités tunisiennes » grâce aux « grands efforts mis en place par l’Etat ». Depuis l’attentat perpétré par Al-Qaida contre la synagogue en avril 2002, tuant 19 personnes dont une majorité de touristes allemands, les autorités tunisiennes ont veillé à la mise en place d’un dispositif sécuritaire pour protéger la communauté juive du pays.

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Mais l’amalgame entre juifs et Israéliens existant au sein de certaines franges de la société tunisienne, acquise à la cause palestinienne jusqu’au sommet de l’Etat – Kaïs Saïed avait mentionné les Palestiniens « tués chaque jour » dans une déclaration après l’attaque de mai 2023, sans établir de lien formel entre les deux événements – augmente le risque d’émeutes et d’actes antisémites à chaque soubresaut du conflit au Proche-Orient. Les précédents sont nombreux : « 1967, 1982… », énumère M. Cohen.

Ces épisodes répétés de violence ont poussé de nombreux juifs vers le départ ; la communauté, forte de plus de 100 000 personnes avant l’indépendance, en 1956, a été réduite à seulement 1 500 âmes aujourd’hui, principalement réparties dans le sud-est du pays, à Djerba et à Zarzis. « La majorité des Tunisiens musulmans comprennent bien que nous sommes des Tunisiens comme eux, que nous n’avons rien à voir avec ces guerres. Mais il y a tout de même certaines personnes qui mélangent les deux », résume M. Cohen.

« Qu’est-ce qui peut arriver demain ? »

Depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre 2023 en Israël, la Tunisie n’a pas été épargnée par les actes antisémites. Dans la nuit du 17 au 18 octobre, après l’annonce d’un bombardement sur l’hôpital Al-Ahli à Gaza, alors attribuée par le Hamas à un missile israélien, des centaines de jeunes ont déferlé sur le mausolée de Youssef El-Maarabi, un rabbin du XVIe siècle, situé à El-Hamma, dans le centre du pays. Le site religieux, fréquenté quelques fois par an par des fidèles, a été vandalisé puis incendié. Son accès est désormais barré par deux fourgonnettes de police, comme a pu le constater Le Monde en février.

Un climat qui amène Joseph, un chef d’entreprise juif tunisien qui préfère utiliser un prénom d’emprunt, à régulièrement s’interroger : « Qu’est-ce qui peut arriver demain ? Il peut y avoir un fou dans la rue qui vous agresse. On aura beau dire que c’est un acte isolé, le fait est que cela peut arriver. » « Cela dit, je ne pense pas que ce soit dans la mentalité des gens ici », se rassure-t-il. A Djerba, la situation est à mettre en perspective avec le reste du monde, estime René Trabelsi. « Ici, les gens font leur vie. Ils sortent, ils vont au café, les enfants portent la kippa sans problème alors que ce n’est plus le cas à Londres ou à Paris. Je sens plus d’inquiétude en France qu’en Tunisie. »

Dans ce contexte, une affluence plus faible qu’à l’accoutumée est attendue. Certains ont tout de même tenu à venir. Elie Lellouche, un avocat parisien et témoin direct de l’attaque de 2023 avait ainsi juré au Monde qu’il reviendrait « chaque année ». Il n’a pas failli. « Il était hors de question de rater le pèlerinage et je suis sûr que ça va bien se passer », s’exclame-t-il au téléphone, heureux de retrouver La Ghriba.

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