Poètes russes contre Poutine et sa guerre

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Les grands événements historiques inspirent de grandes œuvres littéraires : la guerre de Trente Ans, la campagne napoléonienne ou encore la première guerre mondiale furent à l’origine des Aventures de Simplicius Simplicissimus, de Grimmelshausen (1668), de Guerre et Paix, de Tolstoï (1867), de Voyage au bout de la nuit, de Céline (1932)… Mais aucun de ces chefs-d’œuvre n’a été rédigé à chaud. Certes, des exceptions existent, mais en règle générale la prose a besoin de recul. L’Archipel du Goulag, de Soljenitsyne (1974), n’aurait pas pu être écrit dans les années 1930-1940.

Il n’en va pas de même de la poésie. Au contraire, ayant besoin d’une charge émotionnelle, elle se nourrit d’instantanéité, même si son élaboration définitive peut prendre du temps. Requiem – un des sommets de la poésie russe du XXe siècle –, d’Anna Akhmatova (1940), est contemporain du réel qu’il décrit : la terreur stalinienne.

Il serait vain de s’attendre aujourd’hui à une grande œuvre de prose sur la guerre en Ukraine, son temps viendra. Jusqu’à présent, le meilleur roman sur ce sujet est L’Internat, de l’auteur ukrainien Serhiy Jadan (Noir sur Blanc, 2022), mais il y est question d’événements plus anciens, ceux du Donbass en 2015.

Or, là où la prose se tait, la poésie parle à pleine voix. Et dans cette période sombre, la poésie russe retrouve toute sa vigueur.

Parue en 2022 à Saint-Pétersbourg, aux éditions Ivan Limbach, l’anthologie, non traduite, « Poésie des derniers temps » (ou « des temps ultimes ») en offre un bel exemple. Ce volume de plus de cinq cents pages est l’œuvre de Youri Leving, professeur à l’université de Princeton (New Jersey). Les textes – qui couvrent les six premiers mois de la guerre, de février à juillet 2022 –, dus à plus de cent auteurs de différentes générations, certains célèbres, d’autres inconnus, dispersés à travers le monde, forment un chœur d’une puissance rare.

Cette anthologie a son pendant « officiel » : le livre « Ressuscités par la troisième guerre mondiale. Anthologie de poésie guerrière 2014-2022 », paru en 2023 (non traduit). Sa soixantaine d’auteurs s’inspirent de la poésie patriotique de la seconde guerre mondiale, mais n’arrivent ni à atteindre son niveau, ni à avoir la même résonance. Son ­coordinateur est nul autre que Zakhar ­Prilepine (né en 1975), chantre notoire de l’ultranationalisme russe, qui manie la plume d’une main et la kalachnikov de l’autre.

Cependant, ce n’est pas dans les pages imprimées – aussi belles soient-elles – qu’il faut chercher l’authentique poésie de la guerre : si, à l’époque de la terreur, elle avait circulé de bouche à oreille et, à l’époque poststalinienne, en samizdat (copie clandestine), désormais elle prolifère sur Internet – les réseaux sociaux se chargent de sa diffusion.

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