Quand une personne possède deux populations de globules rouges génétiquement différentes

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C’est l’histoire d’un petit garçon chinois de 10 ans hospitalisé pour une appendicite aiguë. Avant d’être opéré, les médecins déterminent son groupe sanguin. C’est alors qu’ils découvrent être en présence d’une difficulté d’interprétation de groupage sanguin. Cet enfant possède, de façon permanente et naturelle dans son sang, deux populations génétiquement différentes de globules rouges concernant le groupe Rhésus.

Poches de sang de différents groupes sanguins.

Ce jeune patient présente ce que l’on appelle une mosaïque de groupe sanguin. Son cas est rapporté en mars 2025 dans la revue Transfusion and Apheresis Science par des médecins et biologistes de l’Institut de médecine transfusionnelle de Hangzhou (province du Zhejiang, Est de la Chine).

Mosaïcisme

Le mosaïcisme est défini comme la coexistence d’au moins deux populations de cellules génétiquement différentes au sein d’un même individu. Cet enfant n’a pourtant jamais reçu de transfusion sanguine, ni subi de greffe d’organe ou de cellules souches hématopoïétiques pour traiter une hémopathie maligne (cancer du sang). Il n’a pas de jumeau. Enfin, ses parents n’ont pas eu recours à une fécondation in vitro pour le concevoir. Autant de circonstances dans lesquelles plusieurs populations cellulaires génétiquement différentes peuvent coexister chez un même individu.

La mosaïque désigne un individu, ou un organisme, au sein duquel coexistent deux ou plusieurs populations cellulaires dont les génomes sont différents mais qui proviennent d’un même œuf fécondé (zygote). Le phénomène de mosaïcisme ne doit pas être confondu avec le chimérisme qui, lui, désigne la coexistence au sein d’un même individu de deux ou plusieurs populations cellulaires génétiquement distinctes mais issues d’au moins deux zygotes. Ces individus sont appelés des chimères, en référence à la créature de la mythologie grecque dont le corps était le résultat d’un mélange entre un lion, une chèvre et un serpent.

Un mosaïcisme survient à la faveur de mutations de l’ADN qui se produisent inévitablement au cours des divisions cellulaires. On peut donc s’attendre à ce que tout le monde présente, d’une façon ou d’une autre, une forme de mosaïcisme car les altérations de l’ADN sont abondantes dans la plupart des cellules de l’organisme et s’accumulent tout au long de la vie. Ces mutations de l’ADN surviennent après la conception dans les cellules somatiques (non germinales, c’est-à-dire qui ne donneront pas de gamètes).

Les populations cellulaires mosaïques correspondent à l’expansion clonale de cellules mutées, produites de manière continue tout au long de la vie. Selon le moment où ces cellules apparaissent et leur capacité à survivre, leur proportion peut fluctuer : certaines peuvent se diffuser dans l’ensemble de l’organisme, tandis que d’autres restent confinées à certains tissus ou organes.

Dans le mosaïcisme, les mutations en cause ne se limitent pas à la substitution d’un seul nucléotide (remplacement d’une lettre par une autre dans l’ADN), elles comprennent également des insertions et des délétions de petite taille. On parle d’insertion quand une ou plusieurs lettres sont ajoutées par erreur dans l’ADN, de délétion quand une ou plusieurs lettres sont supprimées. Il peut aussi s’agir de variations du nombre de copies d’une région, petite ou grande, de l’ADN. Un type particulier de mutation est la perte d’hétérozygotie, qui correspond à la disparition d’une des deux copies d’un gène que possède normalement une cellule (une copie venant du père, l’autre de la mère), la copie restante pouvant être altérée.

Le mosaïcisme et le chimérisme sont des causes connues de difficultés de groupage sanguin du fait de l’existence d’une double population d’hématies. De nombreux cas ne sont pas détectés lorsque la population minoritaire est de 5 % ou moins.

Les cinq antigènes du système Rhésus : D, C, E, c, e

Il faut savoir que le système Rhésus est un système de groupe sanguin porté uniquement par les globules rouges (encore appelés hématies). Le système Rh comprend cinq antigènes, à savoir D, C (« grand C »), E (« grand E »), c (« petit c ») et e (« petit e »). Ces antigènes sont très immunogènes, c’est-à-dire qu’ils sont capables d’induire la production d’anticorps dirigés contre eux s’ils sont reconnus comme étrangers par une personne qui ne les possède pas.

Une personne est dite Rhésus positif (Rh+) lorsque l’antigène D est présent à la surface de ses globules rouges, ce qui concerne environ 85 % de la population européenne. Dans ce cas, l’anticorps anti-D se lie à l’antigène D sur les globules rouges, provoquant ainsi leur agglutination, un phénomène qui se manifeste par la formation d’amas visibles. Ce même mécanisme d’agglutination s’observe pour les autres antigènes Rh (C, c, E, e) lorsqu’on utilise des anticorps anti-C, anti-c, anti-E et anti-e pour la détermination du groupage Rhésus.

Mais revenons au cas de cet enfant chinois qui devait être opéré de l’appendicite et dont il était important de connaître le groupe sanguin avant l’intervention chirurgicale. Lors de la détermination de groupage dans le système Rh, une surprise attendait les biologistes chinois : certaines hématies étaient agglutinées par l’anticorps anti-C, tandis que d’autres ne l’étaient pas. Un phénomène identique s’est produit lorsque les hématies du jeune garçon ont été mises en présence d’un anticorps anti-e. Par la suite, il a été montré que les cellules non agglutinées possédaient à la surface les antigènes c (« petit c ») et E (« grand E »).

Existence d’une double population d’hématies

La cytométrie en flux, technique permettant de caractériser et comptabiliser différents types de cellules, a montré que 47,26 % des hématies du jeune garçon étaient porteuses de l’antigène C et que 52,74 % en étaient dépourvues. Les méthodes sérologiques ont donc montré qu’il existe dans le sang de cet enfant deux populations différentes d’hématies.

Les chercheurs ont étudié l’ADN issu de prélèvements sanguins, de la muqueuse buccale et des tiges capillaires de cheveux du jeune patient, ainsi que de l’ADN provenant du sang des parents. L’analyse d’une vingtaine de courtes séquences d’ADN présentes à des endroits spécifiques du génome a détecté des profils génétiques compatibles avec l’existence d’un mosaïcisme. Par ailleurs, la formule chromosomique 46, XY (ou caryotype) de l’enfant ne présentant aucune anomalie, les biologistes en ont déduit que les lignées cellulaires étaient probablement issues d’un zygote unique plutôt que de la fusion de différents zygotes. On est donc là en présence d’un mosaïcisme et non pas d’un chimérisme.

En cas de découverte d’une mosaïque de groupe sanguin, la stratégie transfusionnelle repose sur le groupe sanguin qui est le plus dominant afin de minimiser le risque transfusionnel. Cela dit, lorsque c’est possible, il convient de réaliser une autotransfusion, encore appelée transfusion autologue, qui consiste à prélever le sang du patient avant ou pendant une intervention chirurgicale, pour le lui réinjecter, au besoin, pendant ou juste après l’opération.

Mosaïque dans le système ABO

Le mosaïcisme de groupe sanguin ne concerne pas seulement le système Rhésus (Rh), il peut aussi toucher le système ABO. Cette situation est d’ailleurs la plus fréquente en cas de difficultés de groupage sanguin du fait de l’existence d’une double population d’hématies. Il est exceptionnel de détecter un mosaïcisme du groupe ABO chez des individus sains. Localisé sur le bras long du chromosome 9, le gène ABO détermine les groupes sanguins en fonction de la présence ou non de deux antigènes, A et B, à la surface des globules rouges. Selon qu’ils possèdent l’antigène A, l’antigène B, les deux ou aucun des deux, les individus sont classés dans le groupe sanguin A, B, AB ou O.

La détermination du groupe ABO est essentielle pour garantir la compatibilité en cas de transfusion sanguine ou dans certaines greffes d’organes solides. Elle repose sur une réaction d’agglutination des hématies en utilisant des anticorps anti-A et anti-B.

Une équipe brésilienne a rapporté en 2024, dans la revue Hematology, Transfusion and Cell Therapy, le cas de mosaïque lors de la détermination du groupe ABO chez un donneur de sang de 24 ans. Là encore, toutes ses hématies ne se trouvaient pas agglomérées par un même anticorps. Celui-ci n’entraînait qu’une agglutination partielle chez cet individu qui n’avait jamais été transfusé ou greffé auparavant.

Lors de la détermination dans le groupe ABO, il s’est avéré que 52 % des hématies de cette personne étaient porteuses de l’antigène B mais ne possédaient pas l’antigène A et que les 48 % restants avaient ces deux antigènes à leur surface. Plus précisément, cet individu présentait un mosaïcisme avec une double population de globules rouges : l’une de type B, l’autre de type A1B. Des données issues du séquençage de l’ADN provenant de prélèvements de sang et de la muqueuse buccale allaient également dans le sens d’un mosaïcisme.

En 2024, des chercheurs du département de médecine transfusionnelle de la faculté de médecine de Vienne (Autriche) ont rapporté dans le British Journal of Haematology une série de neuf cas de difficultés de groupage sanguin dans le système ABO.

Parmi eux, sept cas relevaient d’un chimérisme, deux d’un mosaïcisme. Ce dernier ne touchait pas seulement le système sanguin ABO mais également tous les tissus de l’organisme. Le fait que le mosaïcisme affecte l’ensemble de l’organisme indique que l’événement génétique déclencheur est survenu à un stade précoce au cours de la vie de l’individu et qu’il a affecté l’ensemble des lignées cellulaires somatiques. Les effets de ce phénomène dépendent du nombre de cellules touchées et de leur extension dans l’organisme.

Les deux individus porteurs d’un mosaïcisme dans le système ABO étaient une femme de 35 ans et un homme de 31 ans donneur de sang. Tous deux possédaient dans leur sang une double population d’hématies. Chez la femme, 10 % des hématies étaient de groupe A1, le reste de groupe O. Chez l’homme, 25 % des hématies étaient de groupe A1 et 75 % de groupe O. Dans ces deux cas, les analyses génétiques ont montré une perte d’hétérozygotie affectant l’intégralité du bras long du chromosome 9, porteur du gène ABO.

Mosaïcisme Rh lié à une perte de matériel sur le chromosome 1

Ce même mécanisme a été décrit en 2017 comme pouvant être responsable d’une double population de globules rouges pour le système Rh. L’individu est alors à la fois Rh positif et Rh négatif.

Dans ces cas, la perte d’hétérozygotie affecte le bras court du chromosome 1. Elle peut également survenir précocement au cours du développement embryonnaire. Cette anomalie génétique représente la cause la plus fréquente du mosaïcisme dans le système Rhésus, qu’il soit limité à la lignée sanguine ou présent de manière plus diffuse dans l’organisme. Ce phénomène toucherait au moins une personne sur 500 de plus de 60 ans, en bonne santé apparente.

En 2007, une équipe d’hématologues allemands et autrichiens a rapporté dans la revue Blood le cas de neuf patients (dont trois souffraient de maladie hématologique) dont la détermination du groupe Rh pratiquée en routine avait révélé la présence dans leur sang d’hématies porteuses de l’antigène D et d’autres qui en étaient dépourvues. On rappelle que la présence de cet antigène correspond au Rhésus positif et que son absence correspond au Rhésus négatif. Ces patients n’avaient pas été récemment transfusés et n’avaient pas reçu une greffe de cellules souches hématopoïétiques. Les analyses génétiques avaient exclu tout chimérisme.

Selon les patients, les globules rouges qui n’étaient pas porteurs de l’antigène D étaient aussi soit négatifs pour l’antigène C, soit négatifs pour l’antigène E. Chez ces individus, il a été montré que la cause du mosaïcisme du groupe Rh était une perte d’hétérozygotie de plusieurs régions du chromosome 1 incluant le gène RHD codant l’antigène D et le gène RHCE codant les antigènes C et E.

Une double population d’hématies pour le système Rh, voire une perte progressive des antigènes Rh, peut parfois être observée chez des patients souffrant d’une maladie hématologique, telle qu’une leucémie myéloïde aiguë (LAM) ou chronique (LMC), une maladie myéloproliférative ou un syndrome myélodysplasique (affections caractérisées par la production de cellules souches anormales par la moelle osseuse).

Quand un patient Rh positif devient Rh négatif

Les groupes sanguins peuvent réserver d’autres surprises aux médecins transfuseurs et hématologues, comme l’attestent des observations publiées dans la littérature médicale.

En 1998, une équipe franco-danoise a ainsi rapporté dans le British Journal of Haematology le cas d’une femme (de groupe O) qui a présenté un changement de groupe rhésus. Elle est passée en l’espace de trois ans, entre 1991 et 1994, de Rh positive à Rh négative. Une leucémie chronique myéloïde a été diagnostiquée en 1994. Cette patiente n’avait jamais été transfusée. Constamment identifiée Rh-positive entre 1965 et 1991, elle a été systématiquement trouvée Rh-négative après 1994. Ce changement de groupe Rh était très probablement dû à la survenue d’une mutation somatique (délétion d’une seule lettre) que les chercheurs ont découverte dans le gène codant l’antigène D du système Rh.

Plus récemment, en 2019, dans la revue Haematologica, une équipe germano-autrichienne a décrit le cas de deux individus dont la détermination du groupe Rh effectuée en routine a montré que leurs globules rouges présentaient une discordance pour l’antigène c. Environ la moitié de leurs hématies étaient c-positives, alors que l’autre moitié était négative pour cet antigène. Ces deux femmes, en bonne santé apparente, n’avaient pas d’antécédents de transfusion sanguine ou de greffe. Là encore, tout chimérisme était exclu par les données génétiques.

Chez ces deux patientes, l’existence d’une double population d’hématies pour le groupe Rh était due à une anomalie génétique complexe impliquant une perte de matériel génétique (délétion) sur le bras court du chromosome 1 sur lequel se trouve le gène RHD codant l’antigène D. Afin de déterminer s’il existait un mosaïcisme, les chercheurs ont utilisé des marqueurs génétiques spécifiques du chromosome 1. Dans un cas, le mosaïcisme était confiné aux cellules souches myéloïdes, alors que dans l’autre cas ce phénomène ne touchait pas seulement la lignée myéloïde mais aussi les lymphocytes (globules blancs) et des cellules de la racine des cheveux, indiquant donc que l’anomalie génétique responsable, associée à une perte d’hétérozygotie, était survenue à un stade embryonnaire plus précoce.

On le voit, la détermination des groupes sanguins peut dans de rares cas ne pas être aussi simple qu’elle en a l’air. Entre mosaïcisme dans le groupe ABO, difficultés d’interprétation dans le système Rhésus et disparitions énigmatiques d’antigènes Rh dans certaines hémopathies, les hématologues peuvent parfois se retrouver face à des résultats extrêmement surprenants, qui nécessitent de mener une véritable enquête pour en comprendre la cause.

Pour en savoir plus :

Yin M, Huang X, Pian J, et al. A serological and molecular study on a case of Rh blood group mosaicism. Transfus Apher Sci. 2025 Mar 21 ;64(3) :104111. doi : 10.1016/j.transci.2025.104111

Flegel WA. Chimerism and mosaicism shape our physical constitution and impact medical conditions. Br J Haematol. 2024 Oct ;205(4) :1262-1264. doi : 10.1111/bjh.19705

Dauber EM, Haas OA, Nebral K, et al. Body-wide chimerism and mosaicism are predominant causes of naturally occurring ABO discrepancies. Br J Haematol. 2024 Sep ;205(3) :1188-1196. doi : 10.1111/bjh.19618

Miola MP, de Araújo CDSR, Junior OR, de Mattos LC. Mixed field resolution in ABO phenotyping in a rare case of a blood donor with hematopoietic mosaicism. Hematol Transfus Cell Ther. 2024 Jul-Sep ;46(3) :306-310. doi : 10.1016/j.htct.2022.08.006

Dauber EM, Mayr WR, Hustinx H, et al. Somatic mosaicisms of chromosome 1 at two different stages of ontogenetic development detected by Rh blood group discrepancies. Haematologica. 2019 Mar ;104(3) :632-638. doi : 10.3324/haematol.2018.201293

Murdock A, Assip D, Hue-Roye K, et al. RHD deletion in a patient with chronic myeloid leukemia. Immunohematology. 2008 ;24(4):160-4. PMID : 19856719

Körmöczi GF, Dauber EM, Haas OA, et al. Mosaicism due to myeloid lineage restricted loss of heterozygosity as cause of spontaneous Rh phenotype splitting. Blood. 2007 Sep 15 ;110(6) :2148-57. doi : 10.1182/blood-2007-01-068106

Chérif-Zahar B, Bony V, Steffensen R, et al. Shift from Rh-positive to Rh-negative phenotype caused by a somatic mutation within the RHD gene in a patient with chronic myelocytic leukaemia. Br J Haematol. 1998 Sep ;102(5) :1263-70. doi : 10.1046/j.1365-2141.1998.00895.x

Reviron J. Les mosaïques ou chimères de groupe sanguin. Revue Française de Transfusion. 1968 ;11(2) :153-173. doi : 0.1016/S0035-2977(68)80045-8

Marsh WL, Chaganti RS, Gardner FH, et al. Mapping human autosomes : evidence supporting assignment of rhesus to the short arm of chromosome No. 1. Science. 1974 Mar 8 ;183(4128) :966-8. doi : 10.1126/science.183.4128.966

LIRE aussi : Génétique : histoires incroyables de chimères humaines naturelles : 1ère partie et 2e partie

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