pourquoi les chiffres du ministère de la santé du Hamas sont considérés comme fiables par l’ONU et certaines ONG

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A l’hôpital des martyrs d’Al-Aqsa à Deir Al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, le 23 septembre 2024.

Dix mille. Vingt mille. Trente mille. Désormais, plus de quarante mille morts. Depuis le début de la guerre menée par Israël dans la bande de Gaza, les autorités gazaouies dressent quotidiennement, ou presque, un bilan humain du conflit. Utilisé partout, par tous, ce décompte, réalisé par le ministère de la santé du Hamas, a été l’objet de plusieurs controverses depuis le début de la guerre. La publication, en septembre, d’une liste nominative des victimes, opération de transparence, a paradoxalement ravivé certaines critiques, alors que parallèlement, de nombreux experts ou médias s’accordent à considérer les chiffres comme fiables, voire sous-évalués.

Une unité chargée de vérifier les données

Le ministère publie chaque jour le nombre des morts dans les bombardements israéliens, qu’il qualifie de « martyrs », et fournit des statistiques sur les personnes décédées, la proportion de blessés, le nombre d’hôpitaux détruits, et ceux qui demeurent fonctionnels. L’administration livre des données plus détaillées encore. Un document, publié à la mi-septembre, liste sur 649 pages les 34 344 morts identifiés à la date du 31 août, avec leur nom, genre, date de naissance et âge. Sans faire de distinctions entre les combattants et les civils, il établit que les plus de 60 ans, les femmes, ainsi que les moins de 18 ans représentent plus de 60 % des défunts. Cette liste « marque une amélioration significative dans la précision et la qualité des rapports du ministère sur le décompte des victimes », a observé le professeur d’économie britannique Mike Spagat, chercheur spécialisé dans les conflits armés.

Pour parvenir à ce bilan, le ministère s’appuie sur les données issues des hôpitaux publics et privés de Gaza. Lorsqu’une personne blessée, ou tuée, est transportée à l’hôpital, les soignants notent ses informations personnelles dans un registre informatisé. Si un corps n’est pas identifiable, en raison de ses blessures, ou n’est pas signalé par l’entourage (parfois des familles entières sont tuées), les professionnels de santé enregistrent le défunt avec un numéro d’identification. D’après le ministère local de la santé, plus de 7 600 personnes déclarées mortes à leur arrivée aux urgences n’ont pas encore été identifiées depuis le début du conflit.

Toutes ces informations sont alors transmises vers le « registre central des martyrs » du ministère de la santé, puis vérifiées par une unité d’information dédiée. Composée de cinq employés, selon un document du ministère transmis au Monde, cette équipe « déploie de grands efforts pour mettre à jour ces données, les vérifier et veiller à ce qu’elles soient complètes ». Mais ce décompte a été parfois empêché, voire interrompu par la destruction de plusieurs hôpitaux par l’armée israélienne. Selon l’Organisation mondiale de la santé, seuls 17 des 36 hôpitaux de Gaza sont partiellement opérationnels.

Pour pallier cette difficulté, le ministère s’est appuyé sur les sources des premiers secours (Croissant-Rouge, défense civile palestinienne) et sur des « sources médiatiques fiables ». Il a également mis en place un formulaire de signalement des « martyrs et des personnes disparues » pour décompter des victimes ensevelies sous les décombres, ou celles qui n’ont pas pu être transportées vers les hôpitaux. L’unité d’information est chargée de vérifier chaque témoignage, puis, en fonction des preuves récoltées, un comité judiciaire statue sur les décès.

Mais cette méthodologie a été critiquée pour son opacité, et la difficulté à identifier précisément les morts avec ce type de source. Sans compter les victimes qui passent au travers de ce système et qui n’ont pas été signalées. Celles qui ont été enterrées sans passer par les morgues, ou dont les proches ignorent qu’ils sont morts. Le ministère de la santé de Gaza distingue désormais dans ses bilans les victimes identifiées de celles qui ne le sont pas.

Les autorités israéliennes et américaines publiquement sceptiques

Les critiques autour de ce décompte se sont cristallisées autour de l’explosion survenue le 17 octobre dans l’hôpital Al-Ahli. Le ministère a annoncé 500 morts avant de réviser le bilan à 471 victimes. Israël a accusé le ministère d’avoir manipulé ces chiffres. Les services de renseignement américains ont avancé une estimation allant de 100 à 300 morts.

Les autorités israéliennes ont appelé à se méfier de toute communication émanant du Hamas. Depuis 2007, le mouvement islamiste contrôle l’enclave palestinienne, mais son rival politique, l’Autorité palestinienne, gouvernée par le Fatah, conserve ses prérogatives en matière de santé dans le territoire. C’est elle qui verse les salaires aux fonctionnaires du ministère, dont certains sont affiliés au Hamas, et d’autres au Fatah. Des médias ont pourtant rapporté que l’armée israélienne s’est appuyée sur les chiffres du ministère dans ses briefings. Mais publiquement, elle revendique aujourd’hui « 17 000 terroristes » tués. Le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, évoquait en mai « 14 000 combattants tués et probablement environ 16 000 civils », sans plus de détails.

Un autre épisode a entretenu la confusion. Le bureau des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), qui relaie le décompte des victimes à Gaza depuis le début du conflit, a changé la présentation de ses chiffres entre le 6 et le 8 mai. Si le nombre de tués est resté le même (autour de 35 000), le détail faisait état de 4 959 femmes contre 9 500 auparavant, et 7 797 enfants contre 14 500. La presse et les réseaux sociaux en ont déduit que la part des hommes (donc potentiellement des combattants) était subitement réévaluée à la hausse. L’OCHA a dû expliquer qu’elle publiait désormais les détails uniquement sur les morts identifiés par le ministère de la santé, plutôt que de relayer les estimations du bureau de presse du gouvernement de Gaza, qui mélangeait victimes identifiées et non identifiées, et s’avérait plus confus, comme l’ont expliqué des médias français et internationaux. Cette affaire a néanmoins mis en lumière des incohérences manifestes entre les différentes sources du gouvernement à Gaza.

Les organisations humanitaires s’appuient sur les chiffres palestiniens

Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies considère, comme la plupart des organisations humanitaires, la source gouvernementale comme fiable : « Nous travaillons depuis de nombreuses années avec le ministère palestinien de la santé, notamment lors de précédents conflits. Nos bilans sont très proches des leurs, et dans certains cas, nous avions même des chiffres plus élevés », assure au Monde son porte-parole. Les évaluations réalisées par l’ONU, lors des quinze dernières années, sont peu ou prou semblables aux bilans du ministère.

Les bilans officiels sont étayés par plusieurs analyses indépendantes. Des spécialistes de santé publique britanniques ont constaté que les taux de mortalité communiqués par le ministère de la santé à Gaza suivaient des tendances similaires à celles des décès du personnel de l’agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens. Par ailleurs, des chercheurs de l’université américaine Johns-Hopkins ont estimé qu’il n’y a « aucune preuve d’une surmortalité gonflée par le ministère de la santé de Gaza », et que « les difficultés à obtenir des chiffres de mortalité précis ne doivent pas être interprétées comme des données intentionnellement erronées ».

L’organisation non gouvernementale (ONG) Airwars a publié, en juillet, une enquête étudiant 3 000 victimes recensées par le ministère au cours des 17 premiers jours de la guerre. Après avoir recoupé ces noms avec d’autres sources d’information, les enquêteurs ont constaté que plus de 70 % des identités correspondaient avec les listes officielles. « Nous avons trouvé que les chiffres du ministère étaient globalement fiables, commente la directrice de l’ONG, Emily Tripp. Rendre publics des milliers de noms accompagnés de détails biographiques nous permet de vérifier ce bilan de manière indépendante. Le ministère dit : “Si vous ne croyez pas nos chiffres, alors voici un point de départ pour faire vos propres recherches.” »

D’autres organisations effectuent aussi ce travail de vérification. L’université suédoise d’Uppsala, à travers sa base de données sur les conflits armés, a identifié plus de 30 000 morts à Gaza entre octobre 2023 et mai 2024. Des chiffres proches de ceux du ministère de la santé.

Le Monde

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Mais certaines de ces enquêtes portent sur les premières semaines de la guerre, lorsque la remontée des données hospitalières n’était pas encore trop entravée. « Aujourd’hui, il n’existe aucun moyen de vérifier le nombre de morts pour lesquelles le ministère ne dispose pas d’informations complètes », pointe le chercheur indépendant israélien Mark Zlochin, dans la revue scientifique Nature. S’il estime que les décès signalés dans les morgues sont crédibles, le chercheur pense que le nombre total de décès est probablement surestimé car les chiffres peuvent inclure des personnes mortes pour des raisons non liées à la guerre.

A contrario, des experts appellent à tenir compte de ces décès « indirects ». Depuis un an, la situation sanitaire s’est considérablement dégradée à Gaza. La violence du conflit toujours en cours, le manque d’eau potable, de nourriture, de soins, la destruction des infrastructures hospitalières et les déplacements de population conduisent inévitablement à des morts supplémentaires. Une lettre, publiée en juillet, dans la revue médicale britannique The Lancet estime que ce conflit pourrait causer la mort de 186 000 Palestiniens : sur les 2,3 millions d’habitants recensés en 2022, cela représenterait 7,9 % de la population totale de Gaza.

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