Jeudi 4 janvier, peu avant minuit, le président de la chambre pénale de la Cour suprême du Sénégal finit d’égrener les résultats de la longue délibération avec ses sept collègues magistrats. La dizaine d’avocats d’Ousmane Sonko quitte le tribunal dans une procession silencieuse. La cour vient de rendre définitive une condamnation qui compromet l’éligibilité de l’opposant : six mois de prison avec sursis pour « diffamation et injures » après des accusations de mauvaise gestion d’un programme agricole contre Mame Mbaye Niang, le ministre du tourisme et des loisirs.
Me Bamba Cissé, le porte-parole de l’équipe d’avocats, s’éclipse au volant de sa voiture au moment où Cheikh Khoureyssi Ba, un autre membre du collectif, s’avance timidement vers la presse. Son propos est hésitant, mais sa réaction est une douche froide pour les partisans de son client : « Les adversaires politiques de M. Sonko ont réussi leur objectif de l’éliminer. » Face au torrent de critiques et aux accusations de « traîtrise » sur les réseaux sociaux, Me Ba publiera dans la nuit un rectificatif aux airs d’excuse. Sa réaction s’avérera pourtant prémonitoire : samedi 20 janvier, le Conseil constitutionnel a officiellement écarté le principal opposant de la course à l’élection présidentielle du 25 février.
Ousmane Sonko, arrivé troisième lors de la présidentielle de 2019, estimait pourtant que son destin était écrit d’avance. « S’il plaît à Dieu, rien ni personne ne pourra m’empêcher d’être candidat en 2024 », clamait en avril 2021 le leader des Patriotes du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef, aujourd’hui dissous). Deux mois auparavant, il était visé par une plainte pour « viol et menaces de mort » déposée par Adji Sarr, le début d’une série d’embûches juridiques.
L’affaire, qui porte désormais le nom du salon de massage dakarois Sweet Beauty – qu’il reconnaît avoir fréquenté pour un « mal chronique de dos » –, est le plus grave de ses démêlés avec la justice sénégalaise. « C’était une négligence de sa part », juge un membre de l’opposition, voyant là « un piège » tendu par ses rivaux. Le président Macky Sall « ne connaît pas le droit, mais plutôt le rapport de force », martèle de son côté Ousmane Sonko, qui crie au « complot » et appelle à la « résistance ».
La rue en ébullition
Les violents heurts de mars 2021, en marge de sa première convocation à la gendarmerie, tournent en sa faveur. L’Etat est obligé de faire marche arrière et le libère cinq jours après son interpellation pour calmer une rue sénégalaise en ébullition. Quatorze morts en cinq jours : c’est le début d’un cycle de répression des manifestations qui fera plus de 40 victimes en deux ans et d’une des pires crises politiques vécues par le Sénégal depuis son indépendance. « Ce qui s’est passé ne se reproduira plus », avait menacé Macky Sall quelques semaines après les troubles. « Y a-t-il eu des violences après le verdict de la Cour suprême ? Non, l’Etat a pris ses responsabilités », se réjouit désormais un conseiller du président.
Le chef de l’Etat ne prononce presque jamais publiquement le nom de son adversaire. Néanmoins, lorsque le 3 juillet, dans son discours de renonciation à une troisième candidature, la moitié de son allocution est consacrée aux « fossoyeurs de la nation, de l’Etat, de la République », avec lesquels il promet de ne pas transiger, les nombreuses allusions au camp d’Ousmane Sonko n’échappent pas aux observateurs d’une scène politique polarisée entre ces deux hommes.
Le 28 juillet, la suite de ce discours prendra l’ensemble du pays de court. Arrêté pour une accusation de vol de téléphone d’une gendarme en civil devant son domicile, l’opposant est inculpé de neuf autres chefs d’accusations, dont « appel à l’insurrection », sur la période de mars 2021 à juin 2023, date de sa condamnation par contumace à deux ans de prison pour « corruption de la jeunesse » dans le procès qui l’opposait à Adji Sarr.
Dans les heures qui suivent l’arrestation de leur tête de file puis la dissolution de leur parti, le 31 juillet, pour « appels fréquents à des mouvements insurrectionnels », les cadres du Pastef multiplient sans succès les appels à une rue essoufflée.
Jouer les faiseurs de roi
Résignation ou changement de stratégie, le Pastef appelle désormais ses partisans à éviter toute manifestation d’humeur, pour se focaliser sur la présidentielle de février. Ousmane Sonko, 49 ans, a repris des forces après avoir été usé, selon les dires de son entourage qui restent invérifiables, par deux grèves de la faim, de fin juillet à septembre puis en octobre, pour exiger sa libération. Il reçoit son médecin personnel toutes les quarante-huit heures et finalise un ouvrage programme en vue de la campagne, selon ses visiteurs à la prison du Cap Manuel, à Dakar.
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Avait-il senti son avenir présidentiel en danger ? Contre l’avis des cadres de son parti, le leader du Pastef avait convoqué ces dernières années son entourage pour plancher sur une candidature alternative. Aujourd’hui, c’est lui qui est à la manœuvre depuis sa cellule. « Continuer de dire “Ousmane Sonko ou rien” nous aurait propulsés dans une bulle sans possibilité de sortie », admet Ababacar Sadikh Top.
Dans l’ultime étape de son duel avec le pouvoir, M. Sonko avance ses pions avec les candidatures de Bassirou Diomaye Faye, son bras droit et voisin de détention, et d’Habib Sy, un ancien du Parti démocratique sénégalais (PDS) devenu son allié au sein de la principale coalition d’opposition, Yewwi Askan Wi. Quant à Cheikh Tidiane Dièye, l’ancien porte-parole d’Ousmane Sonko pour la présidentielle de 2019, il représente une option officieuse pour le parti dissous. Ces trois candidatures ont été validées par le Conseil constitutionnel.
Cependant, avec sa dissolution, son siège fermé, ses demandes de manifestation systématiquement interdites et plusieurs de ses cadres en exil, la formation politique de Sonko sera-t-elle en mesure de se relever ? « A part cette impossibilité de produire un document officiel avec mention et cachet Pastef, la dissolution n’a eu aucun impact sur la marche de notre parti », assure Ousseynou Ly, un membre du cabinet de M. Sonko.
« La victoire est acquise »
L’ancien inspecteur des impôts et domaines, propulsé sur le devant de la scène par sa radiation en 2016 de la fonction publique après des accusations d’avantages fiscaux accordés aux parlementaires, a bâti son image « anti-système » sur le rejet de la « classe politique apparente ». Il critique avec virulence la « dépendance » du Sénégal vis-à-vis de la France et promet la « souveraineté », y compris monétaire avec la sortie du franc CFA.
Souvent taxé de « populisme » par ses détracteurs, son discours séduit notamment les jeunes, qui y voient une alternative à un paysage politique qui s’est peu renouvelé. Bon orateur, Ousmane Sonko se plaint d’être censuré par son entourage mais se laisse parfois emporter par sa verve.
De son côté, l’ex-Pastef mobilise ses représentants au sein de la diaspora sénégalaise, notamment en France, où il revendique près de 10 000 adhérents et a développé depuis 2021 des liens avec les membres de La France insoumise (LFI). « Quand ses adversaires ont commencé à le diaboliser en le traitant de salafiste, nous avons pris notre bâton de pèlerin pour exposer notre vision et expliquer que nous n’étions pas contre la France ou un autre pays occidental, mais que nous voulions un système gagnant-gagnant », explique Aliou Sall, coordonnateur de l’ex-Pastef en France et député de la diaspora.
Cette dernière est indispensable au parti pour sa mobilisation financière. Le 14 janvier, les responsables de l’ex-Pastef en tournée à l’étranger ont annoncé avoir déjà récolté près de 500 millions de francs CFA (environ 760 000 euros) pour financer leur campagne. Le camp de Sonko prépare activement la présidentielle, mais garde le mystère sur la configuration du pouvoir en cas de victoire de leur candidat – pas encore désigné mais qui devrait être, sauf surprise, Bassirou Diomaye Faye. « Nous avons créé et porté un projet. Quel que soit le patriote qui le portera, la victoire au premier tour est déjà acquise », affirme, confiant, El Malick Ndiaye, le secrétaire national à la communication du Pastef.