La décision administrative est rapidement devenue une polémique nationale. Le 14 août, la Côte d’Ivoire a annoncé la réinstauration d’un visa pour ses ressortissants souhaitant se rendre au Maroc. La mesure sera appliquée pour une période « expérimentale » de deux ans à compter du dimanche 1er septembre. Une décision inattendue, les deux pays ayant noué de longue date un accord autorisant la libre circulation de leurs citoyens.
Plus étonnant encore, la décision a été prise à l’initiative du gouvernement ivoirien, qui indique vouloir enrayer « l’afflux de migrants africains vers les côtes méditerranéennes » et affirme que « la plupart de ces immigrants clandestins sont des ressortissants étrangers se prévalant de la citoyenneté ivoirienne ».
Dans un communiqué, le gouvernement ivoirien explique que « les Etats d’accueil de ces candidats à l’immigration clandestine, en collaboration avec les services compétents des ambassades ivoiriennes, ont procédé à un profilage ». A titre d’exemple, précise-t-il, « sur 14 800 migrants débarqués à Lampedusa se présentant comme des citoyens ivoiriens, seuls quelques dizaines ont été identifiés comme ressortissants de la Côte d’Ivoire ».
Ce chiffre fait référence à un recensement effectué en octobre 2023 par l’agence européenne Frontex sur les exilés ayant débarqué en Europe un mois plus tôt. Les autorités ivoiriennes avaient alors déjà contredit ce recensement, le ministre de l’intérieur, Vagondo Diomandé, dénonçant des « accusations portées contre notre pays » alors qu’« aucune vérification n’a été effectuée avec le concours des services compétents de la Côte d’Ivoire pour s’assurer de la réalité de la nationalité ivoirienne de ces migrants ».
« Réseaux de faussaires »
Vérification faite, le gouvernement a donc expliqué le 14 août avoir découvert des « réseaux parfaitement organisés, disposant de spécimens de faux passeports et de cachets contrefaits ». La mesure de réinstauration des visas, « certes douloureuse pour certains de nos compatriotes », reconnaît le communiqué, devrait permettre d’« assécher les sources d’approvisionnement des réseaux de faussaires en renforçant ipso facto la crédibilité du passeport ivoirien et la sécurité nationale ».
C’est ce dernier point qui a suscité la récente polémique, nourrie par une vidéo non datée de Vagondo Diomandé abondamment relayée sur les réseaux sociaux. On y voit le ministre, visiblement en pleine session parlementaire, se féliciter d’avoir mis en place un bureau de lutte contre la fraude documentaire à l’aéroport, doté d’« agents spécialement formés ». « Comment font-ils ?, interroge Vagondo Diomandé. Quelqu’un vient, il dit que sa maman s’appelle Jeanne Kouassi. Et puis quand on remonte […] dans cette lignée, il y a un nom anango [terme péjoratif pour désigner les Yoruba et par extension les Nigérians] ou non ivoirien qui sort. Et on coince l’individu. »
La déclaration du ministre lui a immédiatement attiré les foudres de nombreux internautes, qui s’interrogent sur la pertinence de corréler la nationalité ivoirienne au nom de famille. L’écrivain Armand Gbaka-Brédé, dit Gauz, a ainsi dénoncé sur le réseau social X une « xénophobie décomplexée ». « Ma fille s’appelle Funmilayo, mon fils s’appelle Fela, ce sont deux prénoms yoruba, la langue qu’un ministre appelle avec mépris “anango”, écrit-il. Techniquement, mes enfants vont avoir des problèmes pour passer l’aéroport d’Abidjan au nom de leurs prénoms et de la xénophobie nouvelle de gens qui disent avoir souffert de la xénophobie. »
La polémique s’est encore intensifiée avec une publication sur Facebook de l’influenceur libanais Hassan Hayek, naturalisé ivoirien en 2023. Il raconte avoir été « choqué » d’avoir vu au Maroc de nombreux « Subsahariens » prétendant être son « frère » ou sa « sœur » ivoiriens. « Mais par leur accent, j’étais sûr que la plupart de ces personnes n’étaient en aucun cas ivoiriennes », affirme-t-il.
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Plusieurs témoignages recueillis au Maroc confirment que l’usage de faux passeports y est répandu. « J’ai eu connaissance de situations où des personnes se sont fait passer pour des ressortissants ivoiriens. Ce sont le plus souvent des gens qui viennent des pays limitrophes de la Côte d’Ivoire », explique Sébastien Toahi, un Ivoirien qui réside à Casablanca depuis huit ans. Le chef d’entreprise regrette toutefois que la décision de réinstaurer les visas ait été prise sans concertation avec la communauté ivoirienne locale.
« Cercle vicieux »
« L’utilisation frauduleuse de passeports ne relève pas de la responsabilité des Ivoiriens, la population n’a pas à en payer le prix », défend Marie-Noëlle Ebia, une entrepreneuse installée depuis 2012 dans la capitale économique marocaine. Elle y vit légalement, s’y est mariée, y a fait ses enfants. Pour elle, cette mesure est « trop brusque ». « Ceux qui n’ont pas de titre de séjour n’ont eu que deux semaines pour se préparer et beaucoup sont actuellement en Côte d’Ivoire, où ils passent leurs vacances en famille. Ils risquent d’être pris au piège à Abidjan. » Certains, ayant choisi de revenir précipitamment à Casablanca avant le 1er septembre, ont dû débourser plus d’un millier d’euros pour un aller simple avec la compagnie Royal Air Maroc.
« Personne ne nie que le royaume est utilisé comme une passerelle pour se rendre en Europe, mais des milliers d’Ivoiriens vivent ici, pour certains depuis quinze ou vingt ans ! Ils sont parfaitement intégrés, étudient, ont un emploi », s’étrangle Jacques Loua, salarié à Casablanca depuis plusieurs années. Ils seraient entre 20 000 et 25 000, selon plusieurs organisations d’Ivoiriens au Maroc, dont la majorité en situation irrégulière. « Les deux tiers environ », assure Sébastien Toahi, qui préside une association d’entraide. Des femmes surtout, employées comme personnel de maison sans être déclarées. « On ne leur fait pas signer de contrat car ça impliquerait de les payer davantage », souligne-t-il.
Des campagnes de régularisation massive, en 2014 et en 2016, ont permis de faire sortir de la clandestinité des milliers de personnes, principalement venues d’Afrique subsaharienne. Mais de nombreux Ivoiriens protestent contre des démarches administratives qu’ils jugent compliquées. « Quand on arrive à la préfecture, on nous réclame un contrat de travail, tandis que les employeurs exigent un titre de séjour. C’est un cercle vicieux », regrette Jacques Loua, qui estime que la réinstauration des visas ne fera que favoriser l’immigration clandestine.
Réuni à Casablanca jeudi 29 août, un collectif d’associations d’Ivoiriens a pointé lors d’une conférence de presse les « conséquences graves » que pourrait avoir cette décision. « Priver la communauté ivoirienne au Maroc de la possibilité de voyager librement entre les deux pays risquerait de briser des dynamiques familiales », ont fait savoir les organisateurs, alertant sur l’incertitude qui pèse sur le volume des transferts financiers envoyés en Côte d’Ivoire : « Ces fonds représentent une source importante de revenus pour les ménages et contribuent à l’amélioration de leurs conditions de vie. »