Le 2 novembre 2022, tandis qu’en Afrique du Sud le gouvernement éthiopien et les insurgés du Front populaire de libération du Tigré (TPLF) signaient un accord mettant fin à deux années de guerre civile, Bezawit (son prénom a été changé) était kidnappée par des soldats érythréens dans le nord de la région du Tigré. Pendant trois mois, alors que le monde se félicitait du processus de paix en cours en Ethiopie, cette femme de 37 ans, mère de deux enfants, a vécu l’enfer, violée par plusieurs combattants érythréens dans la localité de Kokob Tsibah, où elle habite.
Elle se souvient : « Ils me disaient : “ça ne sert à rien de crier, personne ne viendra te sauver”. Puis ça a duré trois mois. Ils m’ont violée chacun leur tour, comme on prend un tour de garde. » Son témoignage, ainsi que ceux de 48 autres femmes, sert de base à Amnesty International pour affirmer, dans un rapport publié mardi 5 septembre, que « malgré la cessation des hostilités, les violations des droits humains continuent ». Dans ce conflit, les Tigréennes se sont retrouvées en première ligne. Au moins 120 000 d’entre elles auraient été victimes de viol au cours de la guerre, selon les autorités sanitaires régionales.
Dans le seul village de Kokob Tsibah, Amnesty International a recueilli, entre le 1er novembre 2022 et le 19 janvier 2023, le témoignage de quinze esclaves sexuelles aux mains des Erythréens, qui agissent aujourd’hui encore comme une force d’occupation au Tigré. « L’armée érythréenne à Kokob Tsibah a procédé à des viols collectifs de femmes, à leurs domiciles […] sur suspicion que leurs maris s’étaient engagés auprès des rebelles tigréens. Cette situation équivaut à de l’esclavage sexuel », peut-on lire dans le rapport, intitulé « Tôt ou tard, ils devront être traduits en justice ».
Bien que l’échantillon de témoins analysé par Amnesty International (qui, comme toutes les organisations de défense des droits humains, n’est pas autorisée à se rendre en Ethiopie) soit limité dans le temps et dans l’espace, il illustre l’usage systématique du viol au Tigré, pendant et après la guerre. « Les viols et agressions sexuelles sont non seulement monnaie courante, mais ils persistent dans le temps, jusqu’à aujourd’hui, dans différentes zones du Tigré », déclare Haimanot Ashenafi, chercheuse au sein de l’ONG, qui estime que les forces érythréennes ont commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité.
Angle mort
L’Erythrée, initialement alliée du premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, contre le TPLF, continue de maintenir une présence dans le nord du Tigré, région avec laquelle elle entretient des contentieux frontaliers de longue date. Son armée s’est établie sur une bande de terre dans le nord-est du Tigré. La zone constitue un angle mort pour la communauté internationale. Les observateurs de l’ONU et de l’Union africaine (UA) ne peuvent pas s’y rendre. « Des cas de femmes violées en provenance d’Irob ou Zalambessa [deux zones occupées par l’Erythrée] nous parviennent chaque semaine », confirme au Monde un chirurgien de l’hôpital d’Adigrat, dans le nord de la région.
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