Même si leurs défenseurs ne se faisaient guère d’illusions avant le jugement, le verdict est lourd. Le tribunal de Constantine (Algérie) a condamné, mardi 29 août, à deux ans de prison ferme le chercheur algéro-canadien Raouf Farrah, 36 ans, et le journaliste algérien Mustapha Bendjama, 32 ans, en détention depuis plus de six mois. Ils ont été jugés coupables de « publication d’informations et de documents dont le contenu est classé partiellement ou intégralement secret, sur un réseau électronique ou d’autres moyens technologiques de média ».
Le 22 août, le parquet avait requis trois ans de prison contre les deux hommes. Leurs avocats avaient demandé la relaxe, dénonçant des irrégularités dans les procédures et des violations des droits des accusés lors de leur garde à vue, dont des violences commises à l’égard de Mustapha Bendjama. M. Farrah a également été condamné pour « réception de fonds d’institutions étrangères ou intérieures dans l’intention de commettre des actes qui pourraient porter atteinte à l’ordre public ». Pour ce même motif, son père Sebti, 67 ans, a écopé d’un an d’emprisonnement avec sursis.
L’affaire avait démarré le 8 février avec l’arrestation de Mustapha Bendjama, rédacteur en chef du quotidien Le Provincial, basé à Annaba (nord-est). Il est alors soupçonné d’avoir facilité la fuite vers la Tunisie de la militante Amira Bouraoui deux jours plus tôt alors qu’elle se sentait menacée. Franco-algérienne, Mme Bouraoui, qui a toujours nié avoir bénéficié de son aide, avait pu rejoindre la France après une intervention des services consulaires français en Tunisie. L’affaire Bouraoui, qualifiée d’« exfiltration illégale » par le gouvernement algérien, avait provoqué une crise diplomatique avec la France, qu’Alger avait accusée d’avoir organisé la fuite de la militante.
M. Bendjama se trouve, lui, dans le viseur des autorités depuis des années. Depuis le Hirak – le mouvement de contestation qui a secoué l’Algérie à partir du 16 février 2019 jusqu’en 2021, mettant fin au règne d’Abdelaziz Bouteflika, il enchaîne les contrôles judiciaires et les inculpations pour avoir révélé plusieurs affaires qui ont notamment dérangé les autorités locales.
« Aucune base pour étayer les accusations »
C’est en « exploitant » le téléphone du journaliste que les gendarmes d’Annaba, à défaut d’établir un lien entre lui et la cavale d’Amira Bouraoui, vont se lancer dans une chasse aux sources de M. Bendjama. « Ils étaient six. Ils m’ont mis à genoux et ils ont utilisé un tournevis pour gratter mes doigts afin d’utiliser mon empreinte pour déverrouiller mon smartphone. Le lendemain, ils sont revenus et m’ont demandé le mot de passe. Les interrogatoires duraient jusqu’à 4 heures du matin », a-t-il témoigné lors de son procès, le 23 août.
Dans la liste de ses contacts : le chercheur Raouf Farrah, grâce auquel le journaliste est entré en contact avec l’ONG anticorruption Global Integrity Index (GII), et qui l’a chargé de rédiger un rapport compilant cinquante-quatre indicateurs socio-économiques basés sur des sources ouvertes et académiques contre une rétribution de 1 500 dollars américains (environ 1 380 euros). Dans leur lancée, les enquêteurs traduiront vers l’arabe le terme « indicateurs » par « informateurs »… Quant à Raouf Farrah, il lui sera entre autres reproché de rédiger des « rapports » à destination d’étrangers. En fait, des analyses publiées par l’ONG suisse Initiative mondiale contre la criminalité transnationale organisée (GI-TOC).
Diplômé au Canada et installé en Tunisie depuis 2020, Raouf Farrah s’intéresse notamment au trafic d’êtres humains, aux questions liées au crime organisé et aux conflits libyen et malien. Il avait également coordonné, début 2023, un essai collectif sur le hirak : Algérie : l’avenir en jeu, essai sur les perspectives d’un pays en suspens (éditions Koukou). Parmi les contributeurs, le journaliste Mustapha Bendjama.
« C’est un choc. Nous n’acceptons pas ce verdict. Au vu des éléments qui ont été présentés par la justice, nous pensons qu’il n’y a aucune base pour étayer les accusations portées contre Raouf, Sebti et les autres co-accusés », déclare au « Monde » Mark Micallef, directeur de l’Observatoire du GI-TOC pour l’Afrique du Nord.
« Un contributeur essentiel de nos recherches »
« Nous sommes une organisation de la société civile. Tout ce que nous faisons, depuis la façon dont nous sommes organisés jusqu’à nos membres, nos financements, nos publications est complètement transparent », ajoute M. Miccalef. « Raouf est un contributeur essentiel de nos recherches sur l’Afrique du Nord et le Sahel. Tous ses travaux ont été publiés pour le bénéfice de tous. Et j’aimerais insister sur le fait que les Etats sont les premiers bénéficiaires de nos travaux et de nos recommandations. »
Dans un communiqué, l’ONG a appelé l’Algérie à « reconnaître les précieuses contributions de Raouf Farrah à la recherche et à défendre son droit à une procédure judiciaire équitable et transparente dans le cadre d’un appel accéléré ».
Mustapha Bendjama rejoint, quant à lui, la cohorte des journalistes condamnés en Algérie. Le 18 juin, la cour d’appel d’Alger a alourdi à sept ans de prison, dont cinq ans ferme, une condamnation du patron de presse Ihsane El Kadi, fondateur de Radio M. et Maghreb Emergent, pour « financement étranger ».
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Pour Eric Goldstein, directeur adjoint Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ONG Human Rights Watch, « la condamnation du chercheur Raouf Farrah et du journaliste Mustapha Bendjama à deux ans de prison est politique. Elle atteste une nouvelle fois de la répression tous azimuts des autorités, sous des prétextes fallacieux et via une instrumentalisation de la justice ».