Dieu, l’être, le monde… L’énergie, c’est aussi de la philosophie !

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Que peut-il y avoir de commun entre l’énergie que nous promettent les boîtes de céréales « pour bien commencer la journée », les énergies fossiles ou renouvelables qui font tourner nos sociétés et celle d’une phrase, d’un geste ? Avec Barbara Cassin, philosophe, philologue, membre de l’Académie française, directrice de recherche au CNRS, retour aux origines du mot, au IVe siècle avant notre ère, tel que le concevait le philosophe Aristote.

Le Monde la reçoit dans le dernier épisode de la saison 4 de « La fabrique du savoir », un podcast du Monde réalisé en partenariat avec La Nuit de l’énergie 2024, organisée par l’Ecole normale supérieure de Paris.

Du grec au français en passant par le latin, de l’energeia à l’énergie… Que signifie energeia sous la plume d’Aristote ?

Il faut voir comment le mot est fait : de en, c’est-à-dire « dans », et de ergon, qui est la mise en acte. Il y a donc du mouvement dans l’énergie. C’est quelque chose qui est en train de se faire.

Quelle est la différence entre l’energeia d’Aristote et l’énergie telle qu’on l’entend aujourd’hui ?

La première apparition du mot en français est due au Pr. Bernoulli [1700-1782, médecin et mathématicien suisse] dans une lettre à Pierre Varignon datée du 26 janvier 1717 : « L’énergie est le produit de la force appliquée à un corps par le déplacement subi par ce corps sous l’effet de cette force. » Pas simple ! Mais une chose apparaît quand même tout de suite, c’est que l’énergie, pour les contemporains, pour les modernes, est le résultat de quelque chose d’extérieur qui vient bouger le corps. Autrement dit, il y a quelque chose d’extérieur qui vient bouger le corps. Or, pour Aristote, il s’agit toujours du mouvement comme venu du corps : ce qui automeut les corps. Bien sûr, le concept est beaucoup plus vaste. Le déplacement est l’un des types de mouvement, mais il y a aussi la croissance, la génération et la corruption.

Génération et corruption pour Aristote, ou création et destruction pour nous. On perçoit mieux cette idée du mouvement de création, de naissance, et du mouvement de destruction, de mort.

Il faut comprendre tout cet autre monde de la physique. Phusis, en grec, c’est la nature. Il est normal que ce qui pousse, ce qui croît, que le mouvement par excellence de la physique soit la génération et la corruption : la croissance, la poussée. La plante, pour Aristote, est en mouvement.

L’énergie, chez Aristote, est donc un être en devenir ?

Aristote définit l’être comme ayant une pluralité de sens auxquels il faut encore en ajouter deux autres. D’abord, le sens de la vérité : le vrai et le faux. Ensuite, la dynamis et l’energeia, la puissance et l’acte, ainsi qu’on le traduit en général. On a là une première découverte importante qui amène à comprendre qu’« énergie », ça n’existe pas tout seul. C’est un couple : il y a de la puissance et il y a de l’acte. Ça n’est pas figé, il y a des possibles qui s’ouvrent : quelque chose est possible et, tout à coup, ça se fait. Ça, c’est l’énergie, le passage de la puissance à l’acte, et ça définit le mouvement. Alors que lorsque quelque chose est en acte, quand c’est un produit, quand c’est un fait, quand c’est fabriqué, il n’y a plus de possible : c’est là.

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Qu’est-ce que cette conceptualisation de l’énergie permet à Aristote de penser à son époque, au IVe siècle avant notre ère ?

Tout. Dieu, par exemple. Dieu, c’est l’acte pur. Dieu ne passe pas d’une puissance à un acte, il est tout acte d’emblée, tout entier énergie. Il est le premier moteur immobile qui meut tout le reste.

Quoi d’autre ?

L’être qui a ce sens-là, très important. On peut en déduire qu’au fond, ce qui compte, ce n’est pas tant ce que nous appelons « puissance » et « réalisation », mais que la réalisation est toujours déjà là. Elle est là avant. L’energeia, c’est ce qui est là avant la puissance : pour qu’il y ait puissance, il faut qu’il y ait déjà en, ergon, que ça soit « dans ». Ça nous oblige à penser les choses autrement.

Dieu, l’être… et quoi encore ?

Il y a la physique, et puis aussi quelque chose qui, pour moi, est particulièrement beau : le langage, la poésie. Aristote affirme dans la Rhétorique : « Je dis que les mots mettent sous les yeux, font voir les choses chaque fois qu’ils les signifient en acte. » Donc les mots, quand ils sont vraiment forts, par exemple les mots de la poésie, les mots d’Homère, mettent devant les yeux. Parce qu’ils sont en force, en acte, en je ne sais pas quoi… En énergie, voilà ! Et cela nous conduit loin, jusqu’au discours efficace. Quand Dieu dit « fiat lux », il fait en sorte que la lumière soit : la parole de Dieu, qui est tout énergie, met en acte. Et quand un homme l’imite, il fait du performatif. Le juge dit que la séance est ouverte, et aussitôt, elle l’est. On est au cœur de ce qui fait la force, l’énergie de l’être, de Dieu, de la physique, du langage.

Pour Aristote, c’est donc ainsi qu’advient ce dont on parle à celui qui entend.

Oui, cette énergie fabrique les choses. Tout ce souci est aimanté par le fait de faire passer du non-être à l’être, selon la définition que donne Platon. Quand vous dites vraiment, quand vous êtes en pleine énergie du dire, les choses sont là. C’est l’intime cohésion entre la philosophie, si ontologique, si théologique soit-elle, et la poésie et l’art.

Dans un entretien à Libération en 2017, vous affirmiez que « chaque langue est singulière » et qu’elle est « une énergie en mouvement qu’il ne s’agit certainement pas de fixer ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Je veux dire qu’une langue, ça n’est pas un ergon, ça n’est pas quelque chose de clos. Un ergon est un acte qui est posé là, le produit de l’action transformée en chose. Ce n’est jamais le cas d’une langue, même morte dans un dictionnaire ! Je pense que le grec n’est pas encore tout à fait une chose morte, et c’est pour cette raison qu’on peut retraduire et retraduire encore. C’est pour ça qu’on peut parler de l’energeia chez Aristote, peut-être même en s’engueulant les uns avec les autres et en trouvant que vraiment, je raconte n’importe quoi. Oui, peut-être !

Entre la définition d’Aristote et celle de Bernoulli, il y a des choses en commun, mais aussi une difficulté à appréhender un commun. L’énergie est-elle donc ce qui est irreprésentable ?

Je ne sais pas si elle est irreprésentable, mais j’ai essayé de me demander ce qu’Aristote pourrait penser de E = mc2, et ce qu’Einstein pourrait penser d’Aristote. Dans les deux cas, le commun, le grand lien, c’est que l’énergie est un calcul, une transformation, une évolution, une mise en acte : la substantifique moelle de la notion d’énergie, c’est que ce n’est pas une chose.

« La fabrique du savoir » est un podcast écrit et animé par Joséfa Lopez et Marion Dupont, pour Le Monde. Réalisation : Diane Jean. Mixage : Eyeshot. Suivi éditorial : Joséfa Lopez, Emmanuel Davidenkoff. Article : Caroline Andrieu. Identité graphique : Thomas Steffen. Partenariat : Sonia Jouneau, Cécile Juricic. Partenaire : Ecole normale supérieure.



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