La mémoire commune fait du roi de Macédoine Alexandre le Grand (356-323 avant notre ère) l’un des plus grands empereurs de tous les temps. Mais une tradition qui s’est épanouie en Orient en a aussi fait un roi sacré, et même un prophète, jusqu’à figurer dans le Coran. C’est ce que démontre le passionnant volume que lui consacre la titulaire de la chaire des christianismes orientaux de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE, Paris), Muriel Debié, qui a traduit et commenté ce corpus évoquant ce souverain en syriaque, langue qui fit l’intermédiaire du grec vers l’arabe et le persan.
La postérité en Orient d’Alexandre le Grand repose avant tout sur la circulation d’un texte : le « Roman d’Alexandre ». De quoi s’agit-il ?
Muriel Debié : Le Roman d’Alexandre est un best-seller de l’Antiquité ! On pense que le texte originel, qui raconte la vie de ce roi, déjà légendaire en son temps, à partir de la trame réelle de sa vie en y ajoutant des épisodes fantaisistes ou romanesques, a été produit au IIe siècle avant notre ère, probablement en Egypte – la plus ancienne version qui nous est parvenue, rédigée en grec, date du Ier siècle.
L’immense succès du Roman s’explique sûrement par sa capacité à produire du rêve sur ce personnage historique, en racontant sur un mode extraordinaire ses rencontres avec des peuples, des plantes et des animaux des confins, en particulier tout au long de son voyage vers l’Inde. Le texte a voyagé de l’Europe à l’Asie, connaissant une multitude de traductions et d’adaptations, jusqu’à se retrouver en ancien français.
Pourquoi la réception et l’influence du « Roman d’Alexandre » en langue syriaque, à laquelle vous vous intéressez dans votre ouvrage, est-elle particulièrement importante ?
La traduction en syriaque, qui est une forme d’araméen originaire de Mésopotamie du Nord (sud-est de la Turquie actuelle), est décisive, car elle a constitué la voie de passage du récit vers l’arabe et le persan. Le syriaque joue en ce sens un rôle d’intermédiaire entre le monde chrétien et ce qui deviendra le monde musulman.
La traduction en syriaque aurait eu lieu au VIe siècle de notre ère, soit peu avant la naissance de l’islam, au début du VIIe siècle. Elle va donner matière à l’invention de récits nouveaux et à la composition d’apocalypses chrétiennes ou de récits de révélation divine faisant d’Alexandre non plus seulement un roi, mais également un prophète.
Vous soulignez que le « Roman » fixe en premier lieu l’image d’Alexandre comme « roi conquérant atteignant les confins du monde habité ». C’est-à-dire ?
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