

Nous vivons à une époque où le droit international est mis en pièces. Après de multiples séries de sanctions, les dirigeants occidentaux n’ont eu que peu d’impact sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie. La sympathie pour Israël a sapé toute action décisive contre la dévastation de Gaza. Dans les guerres catastrophiques au Soudan et en Birmanie, d’autres acteurs – les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite pour le premier, la Chine pour le second – ont saboté les processus de paix. La maxime de Thucydide, « Les forts font ce qu’ils peuvent et les faibles subissent ce qu’ils doivent », sonne tragiquement appropriée.
Nous pourrions ajouter la République démocratique du Congo (RDC) à cette liste. Dimanche 16 février, l’armée rwandaise et ses alliés rebelles du Mouvement du 23-Mars (M23) ont pris le contrôle de Bukavu, une ville de plus d’un million d’habitants située au bord du lac Kivu. Après avoir conquis Goma il y a deux semaines, ils contrôlent désormais les deux plus grandes villes de la région et menacent de déstabiliser les gouvernements de Kinshasa et Bujumbura. La situation est sombre : le conflit a déplacé plus de 700 000 personnes depuis le début de l’année – imaginez toute la ville de Lyon en fuite –, venant s’ajouter aux 6 millions de personnes qui ont déjà fui leur foyer.
Et pourtant, le Congo est différent. Il ne s’agit pas d’une tragédie grecque dans laquelle les pays occidentaux libéraux sont des spectateurs passifs et malheureux. Le Rwanda, qui a envahi la RDC, est profondément dépendant de l’aide, des affaires et du tourisme en provenance d’Europe et d’Amérique du Nord. Actuellement, il reçoit une aide d’environ 1,3 milliard de dollars (soit 1,2 milliard d’euros), alors que le budget total du pays dépasse à peine 4 milliards de dollars. Il était prévu qu’il gagne 660 millions de dollars grâce au tourisme en 2024 et il s’est positionné comme un centre de conférence majeur, accueillant en 2023 plus de 150 conférences qui lui ont rapporté 91 millions de dollars de revenus.
Par le passé, les donateurs ont utilisé cet effet de levier. En 2012, lorsque le même M23 a menacé la ville de Goma, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Suède, le Royaume-Uni, l’Union européenne (UE), les Pays-Bas et même la Banque mondiale, généralement apolitique, ont suspendu 240 millions de dollars d’aide au Rwanda. En réponse, Kigali a retiré son soutien aux rebelles, qui se sont alors effondrés.
Ultimatum de l’Ouganda
Cette fois-ci, il y a peu d’indignation et encore moins d’action. Trois ans et demi après le début de la rébellion, les donateurs ont augmenté leurs financements au Rwanda. En 2022, les subventions d’aide budgétaire ont crû de 48 % par rapport à l’année précédente. En 2023, l’UE a annoncé des investissements de 900 millions d’euros au Rwanda par le biais du Global Gateway, qui est censé être fondé sur les principes des valeurs démocratiques, de la bonne gouvernance et de la sécurité, entre autres. En plein soutien des Forces de défense rwandaises (FDR) au M23, l’UE a leur accordé deux nouvelles subventions, totalisant 43 millions de dollars, pour leurs opérations au Mozambique.
En 2022, le Royaume-Uni a annoncé une politique visant à envoyer des demandeurs d’asile britanniques au Rwanda. Dans le cadre de cet accord, le gouvernement britannique a versé 290 millions de livres sterling (environ 350 millions d’euros) au Fonds de transformation et d’intégration économiques du Rwanda entre 2022 et 2024. Une somme que Kigali a gardée malgré la dénonciation de l’accord par le nouveau pouvoir à Londres.
La situation pourrait encore s’aggraver en s’étendant à l’ensemble de la région. Samedi, le chef de l’armée ougandaise – et fils du président –, Muhoozi Kainerugaba, a lancé un ultimatum de vingt-quatre heures à « toutes les forces » présentes à Bunia, une ville congolaise située au nord de la zone contrôlée par le M23, pour qu’elles rendent leurs armes. Il a affirmé que « [s]on peuple » y était attaqué, suggérant que l’Ouganda pourrait se joindre à l’offensive du M23.
Ces rebelles ont maintenant tourné leur regard vers le sud, en direction de la plaine de la Ruzizi, ce qui pourrait être considéré comme une ligne rouge existentielle par le gouvernement burundais, même si des pourparlers semblent être en cours avec le Rwanda au nord. Pendant ce temps, des attaques contre des ambassades et des soupçons de trahison ont secoué la capitale congolaise, Kinshasa. Ce conflit commence à ressembler aux guerres du Congo de 1996-1997 et de 1998-2003, qui ont entraîné neuf pays africains dans leur sillage et fait des millions de morts.
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Ceci est notre guerre, pas une explosion de violence lointaine et irrationnelle en Afrique. Depuis que le M23 a pris Goma, les diplomates tiennent des réunions de crise, faisant naître l’espoir que quelque chose pourrait être fait. « On ne peut pas continuer comme si de rien n’était », m’ont dit nombre d’entre eux.
Condamnations tièdes
Et pourtant, on a l’impression que rien ne change. Trois semaines se sont écoulées depuis la chute de Goma, sans autre réaction que des condamnations tièdes. Au sein de l’UE, où les décisions de suspension de l’aide nécessitent un consensus, quelques intérêts étroits ont bloqué l’action. Le Rwanda a déployé des troupes dans le nord du Mozambique, où elles ont repoussé les militants islamistes, protégeant ainsi un projet pétrolier de 20 milliards de dollars appartenant à TotalEnergies. Cela a rendu la France – ainsi que le Portugal, qui entretient des liens étroits avec le Mozambique – réticente à faire pression sur le Rwanda. Depuis le début de la crise en 2021, l’Elysée a joué un rôle clé en soutenant la hausse du financement à Kigali.
Aux Etats-Unis, les postes les plus élevés en Afrique n’ont pas encore été pourvus, ce qui a ralenti l’action. Parmi les pays africains, le manque de leadership, associé à l’efficacité diplomatique de Kigali, a empêché toute mention explicite de la présence du Rwanda en RDC dans les déclarations officielles des organismes régionaux. Le sommet de l’UA des 15 et 16 février s’est terminé par rien d’autre que la formule passe-partout exhortant à « un cessez-le-feu immédiat » et appelant « toutes les parties à la table des négociations ».
Cela ressemble à la fin d’une époque. Pendant des années, les Congolais interrogés ont exprimé des opinions favorables sur les donateurs occidentaux, ce qui est frappant compte tenu de l’héritage colonial et postcolonial sordide de la Belgique, des Etats-Unis et de la France dans la région. Cela s’explique probablement, entre autres, par le rôle qu’ils ont joué dans les différents processus de paix qui ont abouti à la nouvelle Constitution en 2006, marquant le début des institutions démocratiques et réunifiant le pays. Cependant, en 2023, la rébellion du M23, les scandales de corruption et les confinements dus au Covid ont eu des conséquences néfastes : les opinions favorables à ces trois pays ont chuté.
Quel est le pays étranger le plus populaire aujourd’hui ? La Russie, qui n’a pratiquement aucune présence politique ou économique dans le pays. La crise du M23 est un signe supplémentaire des changements géopolitiques dans le monde. La Chine, les Emirats arabes unis, le Qatar et la Turquie sont en plein essor en Afrique, tandis que les Etats-Unis, qui semblent désormais déterminés à démanteler la plus grande organisation humanitaire au monde, et l’Europe se replient sur eux-mêmes, en proie au nativisme et au populisme.
Comme l’a dit le théoricien politique italien Antonio Gramsci à propos des transformations du début du XXe siècle : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Il n’est pas nécessaire qu’il en soit ainsi. Dans des endroits comme le Congo, la France, ainsi que d’autres pays animés du même esprit, ont beaucoup de poids. Agiront-ils ?
Jason K. Stearns est professeur à l’université Simon-Fraser (Canada) et fondateur du Groupe d’étude sur le Congo.