Au Kirghizistan, le pouvoir opprime la rime

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LETTRE D’ASIE CENTRALE

Mambetorozo Uulu Mambettokto, lors d’une joute à la Philharmonie de Bichkek.

Dans la salle d’audience du tribunal de Bichkek, la capitale du Kirghizistan, le verdict du procès d’Azamat Ichenbekov vient de tomber : cinq ans de prison ferme. Ce 10 octobre, l’homme de 27 ans à la barbe fine est jugé coupable, aux côtés de trois autres journalistes du média d’investigation Temirov Live, d’avoir encouragé le « trouble à l’ordre public », par la publication d’articles embarrassants pour le pouvoir sur la corruption endémique au sein de l’élite kirghize.

Ichenbekov ne participait pourtant pas aux enquêtes, comme les autres journalistes : lui adaptait et récitait les contenus sous forme de poèmes, très suivis sur la chaîne YouTube de Temirov Live. Le jeune homme est un akyn, un poète épique kirghiz, dont le statut est très respecté dans ce pays montagneux d’Asie centrale. Sa lourde peine sonne comme le signal, pour ces conteurs traditionnels, qu’ils n’échapperont pas à la répression qui s’abat sur l’ensemble de la société civile et des journalistes indépendants, depuis l’arrivée au ­pouvoir du président Sadyr Japarov, en 2021.

L’art des akyns consiste à improviser des vers lors des aitysh, des compétitions opposant deux poètes dans une joute verbale rythmée par des airs de komuz, l’instrument à cordes national. Ces sortes de rap battle en version traditionnelle kirghize sont des fêtes populaires souvent diffusées à la télévision. Elles touchent un large public, car les poètes y abordent l’histoire nationale et la spiritualité, mais aussi les problèmes quotidiens de la population.

Art de l’irrévérence

« Nous sommes comme un pont entre le pouvoir et le peuple », explique Jamaica Tokonova. La jeune femme de 29 ans, en sweat et baskets, est l’une des rares voix féminines de la communauté des akyns au Kirghizistan, qui compte une cinquantaine de groupes à travers le pays. « Moi, par exemple, j’évoque surtout les violences faites aux femmes dans mes textes, quand d’autres akyns parlent plus de politique et des fléaux de la société », raconte-t-elle entre deux gorgées de thé, dans un café de Bichkek. Pour elle, cet art irrévérencieux, presque sacré, ne peut tomber sous le coup de la censure. Elle cite à l’appui ce proverbe kirghiz : « On peut couper des têtes, mais on ne peut pas couper des langues. »

La poétesse Izat Aïdarkoulov lors d’une joute à la Philharmonie de Bichkek.

Pourtant, ce sont bien les langues des akyns que les autorités essaient de trancher, arrêtant quasiment systématiquement ces sages poètes pour « appel au chaos », dès que leurs textes s’aventurent à moquer ou à critiquer des politiques menées par le pouvoir. Après Azamat Ichenbekov, le jeune akyn Askat Jetigen était à son tour condamné en appel à trois ans de prison le 18 octobre, pour un post Facebook qui s’en prenait au président Sadyr Japarov et à son bras droit, le puissant Kamchybek Tashiev, chef des services secrets, en les qualifiant de « bourreaux du peuple ».

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