Contrairement à 2016, où Donald Trump avait gagné l’élection présidentielle sans obtenir la majorité des voix à l’échelle nationale, le président élu républicain peut se targuer d’avoir remporté le vote populaire. Mais les résultats quasi définitifs, un mois après l’élection du 5 novembre, montrent que, loin du rouleau compresseur initialement pressenti, il ne cumule que 2,3 millions de voix de plus que sa rivale démocrate Kamala Harris. La marge entre les deux candidats n’est que de 1,49 point de pourcentage, l’un des plus faibles écarts depuis la fin du XIXe siècle.
Le succès de Donald Trump constitue moins un plébiscite qu’une chute pour le camp démocrate, selon les sondages de sortie des urnes et les résultats analysés par Le Monde. Car s’il enregistre une progression dans 80 % des comtés, y compris dans des fiefs « bleus » (la couleur des démocrates), ses gains par rapport à 2020 sont nettement inférieurs aux pertes enregistrées par les démocrates.
Les grandes villes se sont sous-mobilisées, au contraire des campagnes
L’analyse des gains et des pertes de voix des deux camps révèle que Kamala Harris a « sous-performé » dans les grandes villes, tandis que Trump a consolidé, voire amélioré sa performance de 2020 dans les villes, mais surtout dans les campagnes.
Selon le New York Times, dans les comtés des trois métropoles les plus peuplées (New York, Los Angeles et Chicago), les pertes bleues sont abyssales : 1,5 million de voix en moins pour Harris, par rapport à Joe Biden en 2020. Dans les dix plus grandes villes, deux millions de voix ont été perdues par les démocrates entre 2020 et 2024, tandis que M. Trump n’en a gagné « que » 254 000.
Ce scénario se retrouve dans les sept Etats pivots, qui ont tous basculé en faveur de M. Trump, comme le montre l’analyse des votes par comté.
Les minorités se sont abstenues ou ont glissé à droite
La progression de Donald Trump, à la fois au niveau national et dans les « swing states » s’explique aussi par l’évolution considérable du vote des électorats noirs, hispaniques et asiatiques.
L’analyse des résultats par comté de NBC News montre que toutes les minorités ont glissé plus à droite que le reste du pays. Le vote des Américains d’origine asiatique a évolué de 6,2 points vers les républicains en quatre ans, soit deux fois plus que la médiane nationale (3,2 points). C’est presque autant que les hispaniques dans le Midwest (6 points) et un peu plus que l’électorat noir dans le sud du pays (5,2 points).
L’abstention des minorités ethniques a aussi progressé. Dans les principales métropoles de six des sept Etats pivots, la participation dans les quartiers afro-américains a baissé deux fois plus que dans les autres quartiers (6,1 % contre 2,7 % en moyenne). Dans les quartiers à forte majorité hispanique, la participation a chuté de 11 %, et le score de Donald Trump a progressé de 8,2 points en moyenne. En parallèle, dans tous les Etats pivots, les comtés ruraux, où le vote conservateur domine largement, se sont davantage mobilisés un peu partout dans le pays.
Au niveau national, malgré un recul par rapport à 2020 (−2,5 points), le taux de participation se maintient à un niveau relativement élevé, et n’a, en dehors de 2020, jamais été aussi haut depuis au moins 1960 et l’élection de John F. Kennedy.
Les ouvriers se sont détournés du vote démocrate
Si le parti démocrate a longtemps été celui des travailleurs, la donne a profondément changé depuis l’émergence de Donald Trump sur la scène politique américaine, et le soutien des classes populaires aux démocrates s’est nettement érodé. L’élection de 2020 a certes marqué une pause, mais au final, Joe Biden, qui se revendique comme le président le plus pro-syndicat de l’histoire de son pays, n’a pas inversé la tendance, et le scrutin de cette année le confirme : la working class (la classe ouvrière) a, en 2024, majoritairement voté en faveur de M. Trump.
Le Monde
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Le président sortant a parfois même accentué le sentiment des « cols-bleus » d’être abandonnés par les « élites » démocrates, comme lorsqu’en 2022, il a fait voter une loi par le Congrès pour s’opposer aux revendications des syndicats du rail sur le fret ferroviaire et interdire toute grève. Signe de ce divorce, l’un des plus influents syndicats du pays, l’International Brotherhood of Teamsters, qui compte 1,3 million d’adhérents à travers le pays, s’est abstenu de soutenir un candidat à l’élection présidentielle cette année, après avoir soutenu les démocrates pendant vingt-quatre ans, en raison de sondages internes qui montraient que 60 % de la base du syndicat soutenait M. Trump, contre seulement 30 % pour Mme Harris.
Ce phénomène a été encore plus marqué auprès des hommes blancs peu ou non diplômés, dont le déclassement a été nourri par la désindustrialisation de l’économie américaine dans les dernières décennies, au profit des services. Autrefois au sommet de l’économie américaine avec des salaires supérieurs à la moyenne, ils gagnent désormais en moyenne moins bien leur vie que les femmes diplômées, selon des données publiées par le New York Times fin octobre. 69 % d’entre eux ont voté Trump, selon un sondage réalisé à la sortie des urnes. « Il n’est pas surprenant qu’un parti démocrate qui a abandonné la classe ouvrière découvre que la classe ouvrière l’a abandonné », a commenté pour sa part le démocrate Bernie Sanders.
La nostalgie de l’économie sous Trump
La défaite de Kamala Harris est le reflet d’une Amérique qui broie du noir. Intronisée 106 jours avant l’élection, la vice-présidente n’a pas réussi, ni vraiment cherché, à se démarquer du président sortant. Or, Joe Biden a un taux d’approbation très faible, parmi les plus bas depuis George Bush en 1992.
Pire encore, seuls 26 % des Américains se déclarent satisfaits de la direction que prend leur pays, selon un sondage réalisé par Gallup en octobre 2024. Aucun parti n’a jamais réussi à conserver la Maison Blanche lorsque ce chiffre était si bas. La doctrine du « deliverism », adoptée par les démocrates en 2021, consistant à engager des réformes et tenir ses promesses électorales pour faire reculer le vote populiste, ne semble pas avoir fonctionné. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité des Etats-Unis : selon le Financial Times, les dernières élections dans dix démocraties occidentales se sont soldées par un désaveu des candidats sortants, une première en 120 ans. La flambée mondiale de l’inflation (alimentée par la reprise post-Covid-19, la guerre en Ukraine, les phénomènes météorologiques extrêmes, etc.) a pesé sur les scrutins nationaux.
L’économie et l’emploi ont en effet été perçus comme le plus important problème des Etats-Unis par 39 % des électeurs, très loin devant l’immigration, l’avortement et le dérèglement climatique, selon les sondages de sortie des urnes publiés par Fox News. Dans les Etats pivots, l’inquiétude économique était encore plus criante : 44 % des électeurs de Géorgie ont cité ce thème, sept points au-dessus de la moyenne nationale.
Le sentiment d’une envolée des prix et d’un écroulement du pouvoir d’achat a été déterminant. En août 2024, deux tiers des Américains estimaient que l’inflation était supérieure à 4 % et un républicain sur cinq au-dessus de 16 %, alors que celle-ci était en réalité limitée à environ 2,9 %.
Dans les mêmes sondages, 40 % des électeurs ont cité les prix élevés du carburant, de l’alimentation et des biens comme premier motif de vote. Ce ras-le-bol a profité à l’ancien président républicain, qui a bénéficié d’une certaine nostalgie pour la stabilité du pouvoir d’achat sous son mandat. Sur toutes ces thématiques, malgré les alertes des économistes, le magnat de l’immobilier a été jugé systématiquement plus crédible que Harris pendant toute la campagne.
L’impact de l’économie sur les revenus des foyers a été de loin le plus important prédicteur de vote, bien au-delà du sexe ou de la couleur de peau : selon les sondages de sortie d’urne de CNN, 82 % des électeurs dont la situation financière s’est améliorée depuis 2020 ont voté Harris, tandis que 81 % de ceux dont elle s’est dégradée − les plus nombreux − ont voté Trump. Conséquence inédite pour le parti démocrate : pour la première fois depuis plusieurs décennies, les classes moyennes ont été plus nombreuses à voter pour Donald Trump, tandis que les plus aisées ont en majorité soutenu Kamala Harris.
Interrogé par Politico, Mustafa Rashed, un stratège du parti démocrate, s’est montré très critique au sujet de la campagne de son propre camp, axée sur la défense du bilan de Joe Biden et la critique du péril autoritaire représenté par Donald Trump : « [Le parti a demandé] aux gens de défendre un système dont ils ne pensaient pas, dans l’ensemble, qu’il fonctionnait pour eux », a-t-il dit. Selon lui, cette erreur de calcul a fait passer Mme Harris pour la candidate du statu quo. Bien loin d’être un repoussoir, comme beaucoup de démocrates l’espéraient, Donald Trump est d’autant plus apparu comme représentant le changement, ce qui a largement suffi à éroder la coalition des électorats qui a fait autrefois la force du parti démocrate.