Il y a là des étudiants, des employés de la tech, des médecins, des cadres, des chômeurs. Ils ont envahi le grand marché Mahane Yehuda, à Jérusalem-Ouest, le temps d’une après-midi. Ils sont de passage, entre deux fronts, entre deux guerres, et ils ont tous la même allure, les mêmes vêtements de sport passe-partout, avec des armes qu’ils ne lâchent pas. Certains boivent des verres, s’interpellent, font des courses. Les soldats de la 98e division sont sortis tout récemment de Gaza, où ils ont enchaîné plus de six mois d’opération. Ils partent à présent vers le « front nord », vers cet autre conflit qui s’étend au Liban.
Yanay Cohen est comme les autres : il serre fort son arme contre lui. Elle est sale, incrustée de la poussière de Gaza. Parfois, il allume la torche au bout du canon, comme pour vérifier qu’elle est prête, qu’elle ne le trahira pas. Yanay, avant le 7 octobre 2023, était guide à Jérusalem, expert de l’histoire de la ville, de l’Antiquité à la modernité, niveau doctorat. A présent, il a 49 ans, il est divorcé et soldat pour une durée indéterminée.
Ses nerfs semblent dans un état inquiétant. Il se demande ce que c’est, finalement, « le trauma du 7-Octobre », tant les raisons d’aller mal s’accumulent depuis, et s’interroge aussi sur le « niveau de PTSD [trouble de stress post-traumatique] acceptable », car il n’a pas un instant l’intention de se soustraire à la guerre. « Je pense que j’ai attendu ce moment toute ma vie. Enfin, je l’ai redouté, plutôt. On vit sur un volcan. »
« Le signe d’une nouvelle ère »
Le voilà assis dans un café, à l’écart du vacarme des parachutistes. Le matin du 7 octobre 2023, alors qu’émergent sur les réseaux sociaux les premières images des atrocités commises par le Hamas, Yonay saisit son arme, se rend à la caserne la plus proche et se porte volontaire pour « défendre Jérusalem », sa ville. « J’avais vu les pick-up du Hamas foncer vers Sdérot, c’était le signe d’une nouvelle ère. En cela, je ne me suis pas trompé. » Nul soulèvement n’a eu lieu à Jérusalem. Yanay est envoyé à Gaza. Les semaines, les mois d’opérations s’enchaînent.
Dans le café fréquenté par les étudiants de l’école d’art voisine, la serveuse arbore des piercings et des tatouages compliqués. Il ne la regarde pas comme une privilégiée de l’arrière. Elle ne lui parle pas comme à une bête curieuse. Le monde est désormais plein d’hommes comme Yanay, qui ne peuvent plus parler que de cette guerre qui a tout dévoré. Son récit en pointillé – tant de choses ne peuvent être dites – donne à entendre les détails, sordides et grotesques à la fois, de la vie au ras des ruines.
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